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Michel Bakounine
La Fraternité...

La révolution [française] de 1793, quoi qu'on en dise, n'était ni socialiste, ni matérialiste, ou, pour me servir de l'expression prétentieuse de M. Gambetta, elle n'était pas du tout positiviste. Elle fut essentiellement bourgeoise, jacobine, métaphysique, politique et idéaliste. Généreuse et infiniment large dans ses aspirations, elle avait voulu une chose impossible : l'établissement d'une égalité idéale, au sein même de l'inégalité matérielle. En conservant, comme des bases sacrées, toute les conditions de l'inégalité économique, elle avait cru pouvoir réunir et envelopper tous les hommes dans un immense sentiment d'égalité fraternelle, humaine, intellectuelle, morale, politique et sociale. Ce fut son rêve, sa religion manifestés par l'enthousiasme et par les actes grandiosement héroïques de ses meilleurs, de ses plus grands représentants. Mais la réalisation de ce rêve était impossible, parce quelle était contraire à toutes les lois naturelles et sociales.

Elle avait proclamé la liberté de chacun et de tous, ou plutôt elle avait proclamé le droit d'être libre pour chacun et pour tous. Mais elle n'avait donné réellement les moyens de réaliser cette liberté et d'en jouir qu'aux propriétaires, aux capitalistes, aux riches.

Liberté, Égalité, Fraternité. Mais quelle égalité ? L'égalité devant la loi, l'égalité des droits politiques, l'égalité des citoyens, non celle des hommes, parce que l'État ne reconnaît point les hommes, il ne connaît que les citoyens. Pour lui, l'homme n'existe qu'en tant qu'il exerce, ou que par une pure fiction, il est censé exercer les droits politiques. L'homme qui est écrasé par le travail forcé, par la misère, par la faim, l'homme qui est socialement opprimé, économiquement exploité, écrasé, et qui souffre, n'existe point pour l'État qui ignore ses souffrances et son esclavage économique et social, sa servitude réelle qui se cache sous les apparences d'une liberté politique mensongère. C'est donc l'égalité politique, non l'égalité sociale.

Tant qu'il n'y aura point d'égalité économique et sociale l'égalité politique sera un mensonge.

Voilà ce que les plus grands héros de la Révolution de 1793, ni Danton, ni Robespierre, ni Saint-Just, n'avaient point compris. Ils ne voulaient que la liberté et l'égalité politiques, non économiques et sociales. Et c'est pourquoi la liberté et l'égalité fondées par eux ont constitué et assis sur des bases nouvelles la domination des bourgeois sur le peuple.

Ils ont cru masquer cette contradiction en mettant comme troisième terme de leur formule révolutionnaire la Fraternité. Ce fut encore un mensonge ! Je vous demande si la fraternité est possible entre les exploiteurs et les exploités, entre les oppresseurs et les opprimés ? Comment ! Je vous ferai suer et souffrir pendant tout un jour, et le soir, quand j'aurai recueilli le fruit de vos souffrances et de votre sueur, en ne vous en laissant qu'une toute petite partie afin que vous puissiez vivre, c'est-à-dire de nouveau suer et souffrir à mon profit encore demain ; le soir, je vous dirai : Embrassons-nous, nous sommes des frères !

Telle est la fraternité de la Révolution bourgeoise.
 

Michel Bakounine (Œuvres)

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