les archives du journal alternative libertaire Victor Hissel

Journalistes
et libertés

Liberté d’expression !

L’illusion - entretenue - sur cette expression consiste à considérer uniquement la liberté qu'elle suppose comme octroyée, ou observée, ou consentie à celui qui s’exprime par celui-ceux à qui il s’adresse.

L’essentiel serait que l’expression ne soit entravée par aucune force, institution ou personne extérieure.

Cette liberté, inscrite par toutes les Constitutions des États (dits) démocratiques parmi les plus essentielles, consubstantielle à la démocratie. serait acquise dès que toutes les garanties sont données. et les moyens assurés, qu’aucune "censure préalable" ne puisse intervenir.

Aussi. l’apparence qu’il en soit ainsi reçoit-elle de tout pouvoir qui se respecte le soin et l’attention les plus appliqués.

Mais qu’en est-il alors de la propre liberté des journalistes vis-à-vis d’eux-mêmes ?

Qu’en est-il en réalité, sur le terrain, chez ceux qui ont pour métier, et pour vocation (?) d’en vivre ?

Qu’en est-il, autrement dit, de l’auto-censure ?

Pour dresser un état des lieux pertinent de cette importante question, commençons par écouter ce qu’en disent les journalistes eux-mêmes.

QUELQUES EXEMPLES

Coup sur coup, le MONDE DIPLOMATIQUE y va de solides considérations critiques.

Sous le titre Soif d’informer ou esprit d’entreprise ? JOURNALISTES ECONOMJOUES SOUS SURVEILLANCE, le journaliste Jean-Pierre TAILLEUR dressait un bilan plutôt contrasté en septembre dernier (Le Monde Diplomatique, septembre 99, p. 26)

En France, la plupart des grands groupes de communication dépendent des commandes de 1 ‘Etat. Et la plupart des publications économiques sont contrôlées par des actionnaires industriels. Pour qui se soucie de transparence de 1 ‘information, cette double dépendance serait déjâ assez préoccupante. S ‘y ajoute encore le manque de moyens d’enquêtes des journalistes, qui leur interdit trop souvent de suivre comme ils le voudraient l’actualité économique - et sociale - des entreprises.

Remettant le couvert, ce mensuel français qui fait autorité publie dans son numéro de mai 2000 (p. 4), sous la plume de Alain ACCARDO (maître de conférence de sociologie à Bordeaux-II, co-auteur notamment de Journalistes précaires, Le Mascaret, Bordeaux, 1998) une réflexion plus décapante encore intitulée La liberté de faire comme on doit - DERRIERE LA SUBJECTIVITE DES JOURNALISTES :

Pourquoi le discours médiatique semble-t-il converger spontanément vers la légitimation de l‘ordre établi et apporter ainsi une contribution indispensable à la pérennité du système social ? Nul complot là-dedans. L ‘aspect concerté semble en effet minoritaire. Le recrutement social des journalistes et leur capacité à s ‘imprégner de l’idéologie des classes dirigeantes créent entre eux une communauté d’inspiration. Il leur suffit souvent de travailler "comme ils sentent" pour travailler " comme ils doivent". C’ ‘est-à-dire comme ils ne devraient pas...

On le voit, en France, le débat est ouvert, et féroce. En France...

En témoignent encore les unes de L’Evénement du Jeudi du 13 avril 2000 : Il publie un livre contre les médias: DEBRAY L‘INSURGE et celle de Marianne du 10 avril 2000 Le débat prend de l’ampleur... Plusieurs livres et revues dénoncent... LA DICTATURE DES MEDIAS .

Plus près de nous, où l’on peut se demander si le débat n’est pas simplement rendu impossible, n’avez-vous pas remarqué que la "Semaine infernale", émission-phare de la RTBF-radio a singulièrement infléchi son côté caustique depuis quelques mois : après avoir - très justement - vilipendé tous les pouvoirs pendant et de suite après les événements de l’été 96, leurs animateurs habituels se sont contentés plus récemment de moquer - très injustement - surtout Vincent DECROLY et Marc VERWILGHEN ...

Dans un tout autre genre, j ‘ai eu la très désagréable surprise de lire dans le SPIROU du 10 mai 2000 auquel mon fils est abonné (hebdomadaire qui a rendu célèbre la petite ville de Marcinelle, bien avant Marc DUTROUX) une histoire du PETIT SPIROU (par Tome et Janry) intitulée Le monsieur qui mangeait les enfants qui semble destinée à convaincre les enfants qu’ils ne doivent pas redouter de se promener seuls tard le soir, même par temps d’orage, ni refuser d’accompagner un monsieur dans une camionnette blanche, ni de craindre un autre monsieur à la mine plus patibulaire que celle du molosse dont il est flanqué, bref, que ceux qui font croire aux enfants qu’il y a des méchants qui rôdent sont soit de dangereux affabulateurs, soit de malheureux paranoïaques...

Voilà pour les exemples. Venons-en aux enseignements à en tirer.

LE JOURNALISTE ET LES FAITS

En théorie (ou en principe), tout bon journaliste relate les faits tels qu’ils apparaissent, "objectivement".

Il reste que, à voir la diversité des façons dont les journalistes font relation d’un même fait, chacun y met évidemment ses propres sensibilités, de manière telle qu’il arrive que l’on doive se demander si deux articles concernant un même sujet ont bien le même objet, tant les relations diffèrent.

Les exemples pullulent, et singulièrement dans l’actualité beige de ces dernières années, qui illustrent ce phénomène.

L’exemple extrême de cette diversité est évidemment celui où l’un relate un événement que l’autre tait, alors qu’il est certain que les deux en ont eu également connaissance.

Voici qu’apparaît avec éclat la subjectivité du rédacteur.

LE JOURNALISTE ET SES LECTEURS

On dira que ce choix - fondamental - de dire ou de taire une info dépend, non tant de la subjectivité du plumitif, que de ceux à qui il s’adresse.

Le lectorat du SOIR n’est pas celui de la LIBRE BELGIQUE, qui diffère de celui de la DERNIERE HEURE ou du ...

Mais alors il faut admettre que tel public "attend" tel message, qui varie en fonction des sensibilités propres du lectorat désigné.

Est-on sûr toutefois que c’est bien dans ce sens que vont les choses ? Et qu’il ne s’agit pas d’une influence inverse ?

Comme le dit excellemment Alain ACCARDO :

Probablement parce que les journalistes maîtrisent professionnellement les technologies du faire-valoir et du faire-valoir, l’observation de leur milieu permet de voir, mieux que chez d’autres catégories des classes moyennes, que l‘imposture objective de ces dernières, qui consiste à n ‘être et à ne faire jamais tout à fait ce qu ‘elles-mêmes croient qu ‘elles sont et qu ‘elles font, se traduit par une mise en scène constante de soi, destinée à se donner à soi-même en la donnant aux autres, la représentation la plus valorisante de son importance.

LE JOURNALISTE ET SES COMMANDITAIRES

C’est ici qu’intervient un troisième "acteur" du jeu médiatique, l’employeur du journaliste. Une première difficulté consiste à l’identifier correctement, qui existe peu s’agissant des deux premiers intervenants que sont le journaliste et son lecteur : le premier signe son papier ; le second le lit.

Quant à l’employeur, s’agit-il du rédacteur en chef, de l’éditeur responsable, voire du propriétaire du journal ?

Transposons en exemples pour PAN, André GILLAIN, Stéphan JOURDAIN ou Paul VANDENBOYENANTS; pour PERE UBU, Rudy BOGAERTS, Rudy BOGAERTS ou Rudy BOGAERTS; pour VERS L ‘AVENIR, Pascal BELPAIRE, Benoît COQUELET ou l’évêché de Namur, etc...

Sous l’intertitre La pression des actionnaires, J.-P. TAILLEUR évoque les "pressions grossières " qu’un DASSAULT exerce sur la ligne éditoriale de Valeurs Actuelles, dont il a pris le contrôle, ou celles, plus insidieuses, du groupe LVMH sur son quotidien La Tribune.

Et ce journaliste de poser la question:

Indépendant et très solide financièrement, le Canard Enchaîné serait-il alors le seul support susceptible de résister ? Le 1-1 octobre dernier, l’hebdomadaire s ‘est ainsi permis d’émettre des réserves sur la santé financière de Vivendi, qui, après avoir déversé des centaines de millions de francs de publicité sur la quasi-totalité des médias, avait bénéficié d’une couverture aussi généreuse que chaleureuse. Mais le Canard Enchaîné ne peut que jouer les francs-tireurs. "Nous pouvons difficilement mener de longues enquêtes de fond sur des grands groupes : notre réputation leur fait peur et nous ferme des portes", reconnaît Nicolas Brimo, auteur de l’article sur Vivendi.

Sans réduire exagérément le propos. ni le limiter aux exemples qui suivent, on peut réellement se demander quelle sera la liberté de parole des journalistes du nouveau MATIN, contrôlé(s) tout à la fois par FRANCE SOIR, de Monsieur Georges GHOSN, et par la SPF, que préside aujourd’hui Jacques VANDEBOSCH. (bourgmestre de SERAING avant le retour de Guy MATHOT). ou encore celle de ceux du JDM. " soutenu(s) " par la Région Bruxelloise et la Communauté Française...

A ce propos, écoutons encore J.-P. TAILLEUR qui. sous l’intertitre Un nombre limité de sources, considère:

Au demeurant, beaucoup de journalistes partagent les valeurs, les convictions et les priorités des milieux d ‘affaires . "presque partout, la logique libérale semble tenir lieu de ligne rédactionnelle. On encourage la concurrence lorsqu‘il s'agit de services publics, forcément appelés à péricliter, et l‘on approuve les concentrations lorsqu‘il s ‘agit de sociétés privées " soutient Jean-Marie Gisclard, chargé de cours à l‘université de Lille.

Et Alain ACCARDO de renchérir:

Les conclusions qui valent pour les médias valent pour des pans entiers de la structure sociale. Le microcosme journalistique est à cet égard un espace privilégié pour l’observation in vivo de ce qui se passe dans les champs de production et de diffusion des biens symboliques dont la population professionnelle appartient très majoritairement aux classes moyennes (professions intellectuelles de l’enseignement, de l’information. du travail social, métiers de conseils et d’encadrement. de présentation et représentation, etc.).

C ‘est principalement la petite bourgeoisie qui a injecté dans ce système, en s'investissant à fond, la dose d’humanité, d’intelligence, d’imagination, de tolérance, de psychologie, bref le supplément d ‘âme dont il avait besoin pour passer de l’exploitation barbare du travail salarié, qui sévissait encore avant la seconde guerre mondiale, à des formes apparemment plus civilisées compatibles avec la montée des aspirations démocratiques.

LE JOURNALISTE ET LES IMPERATIFS "SUPERIEURS"

Nous voici donc au cœur du sujet.

Ce n’est pas seulement la prudence qui commande de puiser ces réflexions dans des organes de presse voisins, mais aussi le fait que de telles considérations sont résolument absentes de nos productions nationales.

Exception remarquable, et que je vous recommande : une demi-heure de télévision de qualité supérieure, diffusée sur CANAL + Belgique (mais en crypté), intitulée NEW Belgique.

D’une manière à la fois pédagogique et humoristique, caustique et courageuse, mais aussi claire et pertinente, l’équipe de Bouli Lanners, Janin et Liberski brosse en quelques tableaux, et exprime en peu de mots la situation actuelle de la presse de notre pays : neutralisée, tétanisée, égalisée, étouffée, par et pour l’image du pays, le mariage de Philippe, le succès de l’euro (l’argent et le foot), le souci de paraître et le besoin de plaire...

Exit les enfants disparus, les vilains pédophiles, les poulets dioxinés, les vaches aux hormones, les maffias russes, les proxénètes albanais, les réfugiés kosovars, les tueurs du Brabant, les ballets roses, les témoins X, les enfants adultérins...

Terminé Julie et Mélissa, Delphine et Laurent, Van Noppen et Van Rossem, Brandwain et Doutrewe, Bouhouche et Beyer, Michaux et Lesage, Verwilghen et Decroly...

Vive Philippe et Mathilde, Scifo et Wasseige. Albert et Paola, Mathot et Uytendael.

Verhofstad et Michel, Dubié et Deleuze, Van Cauwenberg et Kubla, Elio Di Rupo et Marie

Arena, et tutti quanti...

LE JOURNALISTE ET SA CONSCIENCE

Jean-François KAHN, directeur de l’hebdomadaire français MARIANNE fut le premier, et presque le seul à répercuter le "pavé dans la mare" lancé par Régis DEBRAY à propos de la "sale guerre" menée par les occidentaux et leur bras armé, l’OTAN, à quelques heures d’ici. Les recettes publicitaires de cette publication s’en sont fortement ressenties. Mais il persiste et signe.

Parce qu’ils n’ont pas voulu (ou pas pu), les responsables du JDM, confrontés aux mêmes difficultés de survie par manque de recettes publicitaires ont, semble-t-il, choisi la voie de rentrer dans le rang, et c’est dommage.

PENSER OU VIVRE ?

C’est en effet l’alternative où sont enfermés, en ce beau pays qu’est le nôtre, ceux qui ne peuvent se résigner à trahir leur conscience. Cruel dilemme, qui leur appartient.

Mais les autres ?

Je crois très sincèrement que leur sort est pire.

Car, que font-ils, sinon d’accorder leurs idées, leur conscience à ce que l’on attend d’eux. Et comme le démontre Alain ACCARDO. ils intériorisent si bien et spontanément cette attente qu’en faisant "comme ils sentent",ils font "comme ils doivent"...

C’est-à-dire comme ils ne devraient pas…

Victor Hissel
15 mai 2000

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