AL
209 / ANGLETERRE
LES
CAMPAGNES CONTRE LES EXPULSIONS
DE
MALADES / STEVE COHEN
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La
solidarité,
pas
la pitié !
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L'objectif
de cet article est de renverser une réalité actuelle et une
orthodoxie à laquelle adhèrent tous les avocats et les militants
qui luttent contre les expulsions.
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Cette orthodoxie repose
sur le concept de la "raison humanitaire" invoquée dans les recours
contre les expulsions en matière d'immigration. Il s'agit ici de
remettre en question cette arme idéologique utilisée par
tous ceux qui s'opposent d'une manière ou d'une autre à la
pratique du contrôle de l'immigration, voire à tout contrôle.
Il s'agit de redéfinir quelque chose qui est, au mieux, problématique,
au pire, réactionnaire, alors même que ceux qui s'opposent
aux contrôles la perçoivent comme une démarche progressiste.
Certes, l'argument "humanitaire"
a pu permettre d'empêcher l'expulsion de certains individus ou de
familles. Cependant, un de ses effets pervers est, au fond, de traiter
avec condescendance, de déshumaniser et de victimiser davantage
les immigrés soumis aux contrôles et aux politiques strictes
de l'immigration.
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La raison
humanitaire
et
les questions de santé
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L'argument humanitaire est
souvent utilisé devant le Home Office (Ministère britannique
de l'Intérieur), la mauvaise santé étant généralement
un des éléments essentiels des plaidoiries. En fait, la majorité
des recours en matière d'immigration où la santé apparaît
concerne une menace d'expulsion. Ce n'est pas le Home Office qui pose la
question de l'état de santé dans le cadre d'une procédure
d'expulsion, car, il n'y a rien dans les règles sur l'immigration
qui permet à un étranger de demeurer en Angleterre pour des
raisons de santé. De même, la maladie n'est pas un motif d'expulsion.
La question de la santé est en pratique invoquée par une
personne qui s'oppose à son expulsion ou qui fait une demande de
séjour, en dépit du caractère restrictif des règles
sur l'immigration en vigueur dans le pays concerné. L'état
de santé est alors présenté comme un argument, la
plupart du temps l'argument déterminant, pour convaincre le Home
Office d'accorder un séjour de longue durée. L'expression
motif humanitaire est probablement la plus utilisée dans le vocabulaire
du contrôle sur l'immigration.
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La condition
des non-malades
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D'une part, il peut sembler
surprenant que tant de recours soient présentés devant le
Home Office sur la base de critères "humanitaires" alors que le
manque d'humanité du Home Office est notoire. Mais d'un autre côté,
il est logique que la défense de nombreux cas tente de dépasser
ou de contourner les règles et les politiques de plus en plus strictes
en matière d'immigration. Face à l'étroitesse des
voies de recours, il était peut-être inévitable de
faire des problèmes de santé une pièce maîtresse
des arguments contre les expulsions et en faveur du maintien et de l'installation
d'immigrés en Grande-Bretagne.
Par ailleurs, deux autres
arguments sont également mis en avant, et peut-être forment-ils,
avec les problèmes de santé, une trinité dans la guerre
idéologique contre les expulsions. Il s'agit du bien-être
des enfants et de la situation des femmes victimes de la violence patriarcale
et menacées d'expulsion après avoir quitté le domicile
conjugal. Notons que les droits des enfants ne sont pas seulement invoqués
pour empêcher l'expulsion des seuls enfants, mais aussi de toute
leur famille.
En tous les cas, ces
trois éléments -parmi lesquels les problèmes de santé
sont les plus récurrents - sont constamment mis en avant pour plaider
contre l'expulsion. Une des conséquences politiques de ceci est
que les célibataires qui sont en bonne santé, qui n'ont pas
d'enfants, qui ne sont pas soumis à la violence patriarcale et qui
vivent hors de tous cadres familiaux, découvrent qu'il est incroyablement
difficile de construire une argumentation ou des motifs humanitaires pour
s'opposer à une expulsion.
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Marquer
des points par la maladie
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Il ne s'agit pas de prétendre
qu'il est facile pour quelqu'un qui est malade d'avancer des arguments
concernant sa santé pour demander le droit de rester ici. Obtenir
ce droit demeure extrêmement difficile et requiert un lourd travail.
Les avocats spécialistes du droit des étrangers ont ainsi
développé une approche hautement professionnelle et ritualisée,
un véritable art de la plaidoirie propre à ces cas. En particulier,
toute une série de rapports médicaux et professionnels sont
demandés par le Home Office et il n'est pas inhabituel de voir des
avocats commander des rapports auprès de consultants et de travailleurs
sociaux du domaine médical.
Ceci atteint aujourd'hui
un tel niveau que même les avocats les plus réputés
sont à l'affût de tout symptôme de maladie chez leurs
clients menacés d'expulsion. Les immigrés et les requérants
d'asile peuvent alors être assimilés à de simples malades,
non pas par le Home Office, mais bel et bien par ceux qui défendent
leur droit de vivre en Angleterre. C'est comme s'il existait un système
à points mis en place par les avocats et les militants. Un point
est marqué si une grippe empêche ou retarde l'expulsion, deux
points si la personne a besoin d'une intervention chirurgicale... Cinq
points s'il existe la possibilité d'une crise de nerfs provoquée
par la peur de l'expulsion... Huit points si la personne envisage le suicide...
Dix points s'il s'agit d'un cancer en phase terminale... Une telle "pathologisation"
méprise tous ceux qui tombent sous la coupe des lois sur l'immigration.
Elle les réduit à l'état de malades, de victimes passives
des contrôles, apportant autant d'eau au moulin du racisme intrinsèque
aux politiques restrictives sur l'immigration.
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La concurrence
entre opprimés
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En outre, présenter
un recours en invoquant des motifs humanitaires accroît, au détriment
de tous, la concurrence entre les immigrés menacés d'expulsion.
En effet, sachant que le Home Office n'accepte pas tous les motifs humanitaires,
mais seulement les plus exceptionnels, il s'agit de savoir qui atteint
le plus grand degré "d'exceptionalité". La conséquence
de ce système est une surenchère permanente où la
barre est chaque fois placée un peu plus haut. Chaque cas doit se
distinguer comme le plus exceptionnellement "humanitaire". On assiste alors
à l'instauration d'un processus d'humiliation de chaque personne
menacée d'expulsion et obligée, dans ce contexte, de prouver
qu'elle est plus malade que toutes les autres.
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Les conditions
du Home Office
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Politiquement, le Home Office
sait que cette concurrence existe. Il semble même avoir placé
la barre le plus haut possible en ce qui concerne les critères de
santé, instaurant de facto un pouvoir discrétionnaire en
la matière. L'étendard du Home Office, c'est la mort, c'est-à-dire
l'existence d'une maladie en phase terminale ou la menace réelle
d'une issue fatale. Ceci est bel est bien la frontière ultime des
"motifs humanitaires". Plusieurs exemples concrets peuvent étayer
ce propos. Un document interne du Home Office, concernant les personnes
vivant avec le VIH/SIDA, précise qu'un des critères pris
en compte pour savoir s'il faut ou non décider l'expulsion est la
"durée de vie" de la personne. Ce document fait une nette distinction
entre une personne séropositive et quelqu'un qui a le sida, sûrement
parce que seul ce dernier peut présenter une maladie en phase terminale.
Il est précisé que lorsqu'une personne « n'a plus que
quelques mois à vivre (...) les cas seront à nouveau soumis
à une décision du Home Office (...) pour revoir la validité
de la demande d'une personne qui veut séjourner pour une durée
limitée, sur la base de critères humanitaires ». Dans
de tels cas, la période du séjour sera sans aucun doute limitée
- par la mort. Dans un autre document interne, il est précisé
que les personnes qui soutiennent un malade (membres de la famille ou autres)
ne peuvent rester en Angleterre que s'il s'agit d'une personne «
frappée d'une maladie en phase terminale ». De la même
façon, lorsqu'il s'agit d'un trouble psychologique provoqué
par la peur de l'expulsion, le Home Office n'envisage de suspendre la menace
d'expulsion que s'il y a un risque de suicide. Dans le cas de Shabana Rahman,
une handicapée mentale touchée d'une maladie génétique,
le Home Office a refusé sa demande d'installation en jugeant que
sa condition n'était pas "terminale".
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Une campagne
"humanitaire"
ou
"politique" ?
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Souvent, dans le cadre d'une
campagne contre une expulsion, les militants discutent entre eux afin de
décider si la campagne doit se faire sur une base "humanitaire"
ou plus "politique". Pour certains, une campagne trop revendicatrice et
vindicative risque de tenir à l'écart certains soutiens potentiels.
Il est alors suggéré qu'insister sur les aspects humanitaires,
notamment les questions de santé, va attirer un soutien très
large. Cependant, cette polarisation est fausse car ce qui semble reposer
sur des arguments "humanitaires" s'accompagne d'effets pervers non négligeables.
En effet, trop insister sur les questions de santé et les autres
facteurs de vulnérabilité de la personne et, dans le même
temps, minimiser les raisons politiques d'une menace d'expulsion, risquent
de déshumaniser d'autant l'individu concerné. Une telle approche
remplace leur humanité intrinsèque par une accumulation de
ce qui est perçu et présenté comme des "faiblesses".
On substitue une liste de pathologies à une explication et un engagement
politiques. Et c'est précisément cette démarche qui
doit être inversée.
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La solidarité,
pas la pitié,
la
dignité plutôt que l'humiliation
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Toute cette discussion ne
répond pas à la question vitale de savoir comment les requérants,
leurs avocats et les soutiens doivent argumenter leurs recours. La vraie
question concerne peut-être moins le contenu de l'argumentation nécessaire
que la manière la plus efficace de la présenter et la défendre.
En fait, tant que les cas particuliers ne seront argumentés que
sur une base individuelle, les motifs humanitaires seront inévitablement
mis en avant et les problèmes de santé en demeureront l'élément
prépondérant. Il n'empêche que les avocats et les soutiens
doivent être suffisamment conscients et critiques pour ne pas présenter
les personnes menacées d'expulsion comme des individus faibles et
impuissants. C'est pour cela que la campagne de défense de Shabana
Rahman avait mis en avant le slogan : La solidarité, pas la pitié.
Ce type de slogan a au moins le mérite de poser un nouveau point
de départ pour une telle lutte. Il évoque une manière
d'avancer sur la base d'une demande claire, d'un droit et non pas de la
charité. Évidemment, un slogan n'est pas en lui-même
une solution à ce dilemme. Et, si la campagne de défense
et son avocat ne sont pas restés silencieux sur sa maladie, celle-ci
était présentée dans le cadre d'une lutte contre le
racisme, et non pas celui d'un individu qui plaide pour une mesure de clémence
à cause de sa vulnérabilité. Ce cadre s'est élargi
et collectivisé par l'organisation même des activités
de la campagne. Ainsi, lors du meeting Communities of Resistance, d'autres
personnes menacées d'expulsion et d'autres manifestations du racisme
ont pu être entendues et soutenues. La force de cette voix collective
a pu remettre en question l'individualisation stricte des cas que souhaite
le Home Office. Ainsi, Shabana Rahman a non seulement gagné son
recours, mais aussi quelque chose de tout aussi politique et important,
c'est-à-dire sa dignité et celle du reste de sa famille menacée
d'expulsion. Cette lutte pour la préservation de la dignité
et l'intégrité des immigrés menacés par les
contrôles est essentielle face aux tentatives du Home Office d'humilier
les immigrés.
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Steve
Cohen
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Membre du Groupe de travail international
sur les droits des immigrés face au sida. Ce texte est extrait du
livre de Steve Cohen et Debra Hayes, They Make You Sick : Essays on Immigration
Controls and Health. Disponible chez Greater Manchest Immigration Aid Unit,
400 Cheetham Hill Road, Manchester, M8 9LE, G-B.