Une
société de contrôle
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Confondre le pouvoir vieux-style
avec la folie de contrôle qui s'empare de cette
planète,
c'est confondre une verrue qui disparaît
avec un cancer qui explose.
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Les sociétés disciplinaires ont atteint
leur apogée au début du XXème siècle. Elles
procédaient à l'organisation des grands milieux d'enfermement.
L'individu ne cessait de passer d'un milieu clos à un autre, chacun
ayant ses lois : d'abord la famille, puis l'école, puis la caserne,
puis l'usine, de temps en temps l'hôpital, éventuellement
la prison qui est le milieu d'enfermement par excellence. Le projet idéal
des milieux d'enfermement était particulièrement visible
dans l'usine : concentrer, répartir dans l'espace, ordonner dans
le temps, composer dans l'espace-temps une force productive dont l'effet
doit être supérieur à la somme des forces élémentaires.
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Sociétés de contrôle
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Mais ces sociétés disciplinaires
devaient connaître une crise, au profit de nouvelles forces qui se
sont mises lentement en place et qui se sont précipitées
après la Deuxième Guerre mondiale. Nous sommes dans une crise
généralisée de tous les milieux d'enfermement : prison,
hôpital, usine, école, famille. Les ministres compétents
n'ont cessé d'annoncer des réformes supposées nécessaires.
Réformer l'école, réformer l'industrie, l'hôpital,
l'armée, la prison ; mais chacun sait que ces institutions sont
finies, à plus ou moins longue échéance. Il s'agit
seulement de gérer leur agonie et d'occuper les gens jusqu'à
l'installation de nouvelles forces qui frappent à la porte. Ce sont
les sociétés de contrôle qui sont en train de remplacer
les sociétés disciplinaires. Des formes ultrarapides de contrôle
à l'air libre remplacent désormais les vieilles disciplines
opérant dans la durée d'un système clos. Il n'y a
pas lieu de demander quel est le régime le plus dur ou le plus tolérable,
car c'est en chacun d'eux que s'affrontent les libérations et les
asservissements.
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Intériorisation du processus de répression
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Dans les sociétés de contrôle,
il est devenu parfaitement inutile de savoir si c'est X qui dépend
de Y, ou Y de X. C'est la relation qui touche les uns et les autres qui
est importante, car les rôles peuvent s'inverser sans que le système
en soit ébranlé. Au contraire, le système est d'autant
plus gagnant que les changements sont nombreux. Dans nos sociétés
de contrôle, il arrive que non seulement l'opprimé deviennent
l'oppresseur d'un autre, mais également que l'opprimé devient
son propre oppresseur. On assiste non plus à une inversion des rôles
entre X et Y, mais à l'intériorisation du processus de répression
par chaque individu, qui est à la fois, et au même moment,
flic et résistant. Il intègre une contradiction, le plus
souvent ressentie comme agréable, car l'ambiguïté des
rôles vécus sur deux plans parallèles lui permet d'avoir
accès au Jardin des Délices. La répression n'est plus
seulement la prison et la punition, c'est aussi la douce obligation de
se distraire avec le sexe (virtuel ou non), les drogues (pharmaceutiques
ou non) et autres paradis synthétiques fournis par le système.
Celui-ci non seulement tolère mais encourage l'accès, contrôlé,
aux paradis obligatoires. Chacun se soumet à ce principe de dépendance.
Il y a une classe unique où chacun est à la fois oppresseur
et opprimé, administrateur et administré, agent et victime
du système. À leur insu, tous se mettent donc au service,
non pas d'une classe, mais du système lui-même. La force répressive
est désormais invisible, elle se confond avec l'individu.
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Ajournement illimité
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Il se peut que de vieux moyens, empruntés
aux anciennes sociétés, reviennent sur scène, mais
avec les adaptations nécessaires. Ce qui compte, c'est que nous
sommes au début de quelque chose.
Dans le régime des prisons : la recherche de peines
de "substitution" au moins pour la petite délinquance, et l'utilisation
de colliers électroniques qui imposent au condamné de rester
chez lui à telles heures. Dans le régime des écoles
: les formes de contrôle continu et l'action de la formation permanente
sur l'école, l'introduction de l'"entreprise" à tous les
niveaux de scolarité. Dans le régime d'entreprise : les nouveaux
traitements de l'argent, des produits et des hommes ("ressources humaines")
qui ne passent plus par la vieille forme-usine. L'entreprise ne cesse d'introduire
une rivalité inexpiable comme saine émulation, excellente
motivation qui oppose les individus entre eux et traverse chacun, le divisant
lui-même. Dans le régime du droit : si notre droit est lui-même
en crise, hésitant, c'est parce que nous quittons une forme juridique
pour rentrer dans une autre. L'acquittement apparent (entre deux enfermements)
des sociétés disciplinaires cède désormais
la place à l'ajournement illimité (en variation continue)
des sociétés de contrôle.
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Mutation du capitalisme
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Les sociétés de contrôle opèrent
par machines de troisième espèce, machines informatiques
et ordinateurs. Ce n'est pas une évolution technologique sans être
plus profondément une mutation du capitalisme. Le capitalisme n'est
plus pour la production, qu'il relègue souvent dans la périphérie
du tiers-monde, c'est un capitalisme de surproduction. Il n'achète
plus des matières premières et ne vend plus des produits
tout faits ; il achète les produits tout faits ou monte des pièces
détachées. Ce qu'il veut vendre, ce sont des services, et
ce qu'il veut acheter, ce sont des actions. Ce n'est plus un capitalisme
pour la production, mais pour le produit, c'est-à-dire pour la vente
et pour le marché. Aussi, cherche-t-il essentiellement à
disperser, et l'usine a cédé la place à l'entreprise.
La famille, l'école, l'armée, l'usine ne sont plus des milieux
analogiques distincts qui convergent vers un propriétaire, État
ou puissance privée, mais les figures numériques, chiffrées,
déformables et transformables, d'une même entreprise qui n'a
plus que des gestionnaires. On nous apprend que les entreprises ont une
âme, ce qui est bien la nouvelle la plus terrifiante du monde. Le
marketing est maintenant l'instrument de contrôle social, et forme
la race impudente de nos maîtres. L'homme n'est plus l'homme enfermé,
mais l'homme endetté. Ce qui compte, ce n'est pas la barrière,
mais l'ordinateur qui repère la position de chacun, licite ou illicite,
et opère une modulation universelle.
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Chercher de nouvelles armes
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Ces exemples, assez restreints, permettent de mieux
comprendre ce qu'on entend par crise des institutions, c'est-à-dire
l'installation progressive et dispersée d'un nouveau système
de domination, dont chaque avancée, semblant marquer d'abord de
nouvelles libertés, participe en fait à des mécanismes
de contrôle qui rivalisent avec les plus durs enfermements. Une des
questions les plus importantes concernerait l'inaptitude des syndicats
: liés dans toute leur histoire à la lutte contre les disciplines
ou dans les milieux d'enfermement, pourront-ils s'adapter ou laisseront-ils
la place à de nouvelles formes de résistance contre les sociétés
de contrôle ? Peut-on déjà saisir des ébauches
de ces formes à venir, capables de s'attaquer aux joies du marketing
? Beaucoup de jeunes réclament étrangement d'être "motivés",
ils redemandent des stages et de la formation permanente ; c'est à
eux de découvrir ce à quoi on les fait servir, comme leurs
aînés ont découvert, non sans peine, la finalité
des disciplines.
Il n'y a pas lieu de craindre ou d'espérer,
mais de chercher de nouvelles armes.
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Les intertitres sont de la rédaction d'Alternative
Libertaire
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