OUVRIR LES CHAMPS DU POSSIBLE Nous
sommes toutes et
tous des croyants
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En général
la croyance est connotée de façon négative, elle est
associée à la religion. Ici notre point de départ
c’est de considérer que la croyance n’est pas
limitée à la sphère religieuse et de présupposer qu’il n’existe pas d’humanité
sans croyance.
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Pas d’humanité sans
croyance ?
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Nous remarquons que l’attitude mentale qui amène
au fait de tenir pour vrai n’est pas complètement transparente ni
entièrement rationnelle, souvent celle-ci demeure un peu énigmatique
et empreinte de croyances. Pour nous la croyance est un phénomène
universel. Il semble bien que ce qui nous différencie des animaux
ce soit aussi les croyances.
Le culte des morts est le premier signe de la culture
humaine chez les néandertaliens. La croyance accompagne l’outil,
c’est-à-dire que l’évolution du cerveau et de la main chez
l’homo sapiens-sapiens ne peut se séparer des croyances. L’accès
au symbolique passe par la croyance en des êtres supérieurs
ou des forces supra-naturelles. La croyance en la puissance des idées
a été la base de la mise en extériorité du
savoir faire humain, mais aussi de la loi et de la culture.
La première croyance que nous assumerons,
c’est celle qui énonce la perfectibilité de l’humain individuellement
et collectivement. Souvent, le communisme a été critiqué
parce qu’il avait un aspect messianique. La réponse des communistes
consistait à rétorquer que ce n’était pas une religion.
Il est exact qu’il n’y avait pas de transcendance divine dans ce messianisme.
Celui-ci venait de la croyance dans le sens de l’histoire, de la promesse
d’un avenir radieux dû au progrès et à la réconciliation
de l’humanité avec elle-même dans la réalisation de
la société communiste. Ceci était conjugué
à deux autres croyances : la démocratie et l’égalité.
Aujourd’hui le messianisme communiste a fait faillite, mais les croyances
en politique ne semblent pas avoir disparu pour autant.
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Les critiques de la croyance
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L’attitude critique face aux croyances est ancienne,
elle fait face à l’opinion et est conjointe de la naissance de la
philosophie en Occident. Celle-ci valorise la raison contre ce qui est
admis sans être démontré comme vrai. Mais il ne s’agit
pas forcément d’une attitude antireligieuse ou qui dénie
toute place à la foi. Les conceptions du monde de cette époque
sont marquées par une vision du cosmos où Dieu et les dieux
ont leur place.
Le problème du rapport entre la croyance
et la raison se modifie, entre autres, avec Averroès et Thomas d’Aquin.
Pour eux, la raison et la foi sont complémentaires. L’action de
l’homme ne contredit pas la création divine et l’ordre naturel,
il la complète puisque les humains travaillent au service du divin.
La question se déplace encore avec le développement
de la science : Héliocentrisme de Galilée et Copernic, méthode
expérimentale promue par Bacon, revendication du sujet exprimée
par Descartes (Je pense donc je suis, L’homme comme maître et possesseur
de la nature), etc. Le débat sur l’ordonnancement du monde implique
de repenser la place de Dieu.
Sur le plan politique, c’est avec Hobbes et Rousseau
que le débat est bouleversé. Le droit naturel est légitime,
l’état de nature est une fiction qui permet d’imaginer que l’état
social n’a pas toujours été ainsi. C’est une critique implicite
du droit divin qui fondait la royauté.
Sur le plan philosophique, Emmanuel Kant montre
qu’il est impossible en raison de démontrer l’existence de Dieu.
Chercher à démontrer l’existence de Dieu c’est outrepasser
les limites de la raison (dans Critique de la raison pure). Il laisse une
place à la foi en posant le postulat de l’existence de Dieu (idées
a priori) et disant que la foi ne contredit pas la raison.
Avec la notion d’aliénation Ludwig Feuerbach
estime qu’il existe une liaison entre le fait anthropologique et la théologie.
Selon lui, Dieu est une image idéalisée de l’homme : C’est
ainsi qu’en Dieu et à travers Dieu, l’homme n’a d’autre but que
lui-même (dans Manifestes philosophiques, l’Essence du christianisme).
L’explication religieuse est battue en brèche
par Charles Darwin. L’évolution des espèces contredit de
fait l’idée de création divine. La continuité entre
l’homme et l’animal déplace le contenu du rapport entre la nature
et la culture.
Pour les critiques politiques du XIX° (Proudhon,
Marx, Bakounine et les autres) la religion est une aliénation, une
superstructure idéologique très utile à la domination
et l’exploitation de l’homme par l’homme, d’où la célèbre
formule La religion, c’est l’opium du peuple. La religion obscurcit l’esprit
et empêche de voir la réalité en faisant croire qu’il
existe un ailleurs où le bonheur est possible. C’est le thème
de la lumière de la vérité qui s’installe par la critique
rationnelle, la raison dévoile.
Avec Friedrich Nietzsche, la critique de la croyance
passe par la mise en évidence du ressentiment qui est utilisé
par les prêtres afin d’obtenir la soumission des faibles. La morale
n’est qu’un camouflage pour la réalisation des passions tristes
des humains, c’est ce qui empêche le développement de la puissance
humaine véritable. Il questionne la notion de vérité
et dénonce les croyances canoniques et obligatoires : Les vérités
sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont (dans Vérité
et mensonges au sens extra-moral). Il énonce clairement : Dieu est
mort ! (dans Ainsi parlait Zaratousthra).
Pour la sociologie de Durkheim, la croyance en
une force impersonnelle extérieure à l’individu est due à
la symbolisation de la société : Une société
a tout ce qu’il faut pour éveiller dans les esprits, par la seule
action qu’elle exerce sur eux, la sensation du divin ; car elle est à
ses membres ce qu’un dieu est à ses fidèles (dans Les formes
élémentaires de la vie religieuse). Toute société
implique une autorité morale de la collectivité sur l’individu,
elle s’exerce par le respect, que Durkheim décrit comme source du
sacré. Il faut également noter que cet auteur prend le respect
du drapeau comme exemple de la présence du sacré dans notre
société.
Pour Sigmund Freud et la psychanalyse, Dieu n’est
qu’une figure symbolique du père et de son autorité, les
religions sont des sublimations sociales du meurtre des frères contre
l’autorité du père. L’accès au désir est structuré
par l’interdit de l’inceste et refoulé dans l’inconscient. La conscience
morale est une sublimation qui trouve son origine dans notre culpabilité,
dans nos désirs impossibles ou indicibles. Pierre Legendre utilise
la psychanalyse pour comprendre le droit et la reproduction du pouvoir,
les titres de certains de ses livres parlent d’eux-mêmes : Jouir
du pouvoir, L’amour du censeur. Il a également publié : La
fabrique de l’homme occidental (accessible facilement dans une collection
à 10 frs). Eugène Enriquez se servira aussi des acquis de
la psychanalyse pour développer une sociologie qui intègre
les pulsions de vie et de mort, la présence de la violence, la recherche
de la toute puissance dans les fonctionnements sociaux. Son livre le plus
connu s’intitule La horde et l’Etat, il a continué ses travaux,
notamment, dans La sociologie en analyse et Les figures du maître.
La perspective anti-autoritaire de la psychanalyse n’est pas à négliger.
Les sciences humaines, dont l’anthropologie et
l’ethnologie, constatent que les humains ont créé toutes
sortes de dieux. Les figures multiples de la ou des divinités montrent
la relativité des cultures. Ce qui est commun aux humains, c’est
la mise en scène religieuse et l’accès au symbolique structuré
autour de l’interdit de l’inceste. On peut observer la création
de nouvelles religions ou de nouvelles formes de la vie religieuse, preuve
que Dieu et ses voix sont relatives aux situations et aux cultures, ce
sont des résultats de l’activité humaine. Ce qui donne raison
à Epicure longtemps après. Celui-ci affirmait que les dieux
n’ont rien à faire des humains, qu’au contraire ce sont les humains
qui ont besoin des dieux. Si le sacré doit exister c’est pour l’homme
et non l’inverse.
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La croyance continue
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Malgré toutes les critiques de Dieu la croyance
continue et se renouvelle. La croyance a un avantage indéniable,
elle apporte de l’aide aux humains en difficulté, qu’importe que
le contenu de la croyance soit vrai ou faux, elle leur apporte bien-être
et réconfort. La croyance procure un état mental rassurant,
ce qui est inestimable. La puissance et l’utilité de la croyance
peuvent s’évaluer par rapport au secours qu’elle apporte dans la
résolution des problèmes personnels. En outre, elle répond
à un besoin de sens que la société du spectacle et
de la marchandise ont laissé de coté. Que ce processus soit
explicite et conscient ou implicite et inconscient n’a pas d’importance.
Avec la croyance l’existentiel se lie à l’être dans une cohérence
qui a du sens.
Aujourd’hui ce qui est nouveau c’est que la critique
de la croyance ne peut plus se faire face à des appareils idéologiques
organisés et dominants, face à la religion comme institution,
comme le faisait Nietzsche ou d’autres. La critique ou la prise en compte
de la croyance doit se faire de l’intérieur du champ des activités
humaines, dont la politique fait partie. Nous ne sommes plus face à
une ou des églises, mais face à nous-mêmes humains,
qui avons besoin de croyances.
Nos croyances et nos convictions sont fondées
sur une foi en l’humain, nous pensons que l’égalité et la
justice sont possibles. Généralement cela tombe sous le sens,
c’est une évidence que l’on ne prend pas la peine d’expliciter.
Mais il est nécessaire d’interroger nos croyances, nos affirmations
sur la ou les valeurs que nos mettons en avant. Le rapport entre l’individu
et la communauté, entre la personne et la collectivité obéit
à des règles, des lois qui nous donnent des références
pour juger du bien et du mal, de l’autorisé et de l’interdit. Cet
ensemble d’idées, qui nous sert de référent, est traversé
par les mythes, les croyances, les fictions, la culture du passé.
Nos conceptions du monde ne sont pas faites que de savoirs vérifiés
ou de raison, nous utilisons aussi notre imaginaire, la culture transmise
par la société. Souvent nos jugements sont influencés
par nos désirs ou nos peurs. Comme le remarquait Spinoza nous affirmons
désirer certaines choses parce qu’elles sont belles alors qu’elles
sont belles parce que nous les désirons. La subjectivité
humaine est complexe, la conscience et la raison sont souvent en échec.
Le sujet humain conscient et volontaire de la philosophie classique n’existe
pas, c’était une projection de l’humain mâle blanc qui essayait
de légitimer sa domination sur le monde.
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Des exemples de croyances
de notre temps
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• La république. C’est un thème cher
à notre gauche française, c’est le résultat de l’universalisme
abstrait qui ne peut pas camoufler la faillite de nos institutions et le
développement de la barbarie capitaliste. La république ainsi
conçue et mise en œuvre est incapable d’accepter l’égalité
dans la différence et de lutter contre la reproduction de la domination,
pourtant la croyance en la république est largement répandue.
• La fin justifie les moyens. Si l’utilitarisme,
l’intérêt sont les seuls horizons qu’ont les humains, la croyance
en cette affirmation est difficilement contestable. Mais si on utilise
cet adage pour agir au nom de l’humanité, au sens où un progrès
humain est possible, il y a souvent problème. C’est le corollaire
de la raison instrumentale dénoncée par l’École de
Francfort. La mise en œuvre de cette idée peut justifier l’instrumentalisation
des humains comme de la nature au service d’une ou de fins complètement
déraisonnées : la traite négrière, le génocide
arménien, la Shoah, Hiroshima, le stalinisme, Pol Pot, etc. Aujourd’hui
nous pouvons essayer de faire en sorte que nos moyens ne contredisent pas
nos fins, parce qu’en eux-mêmes ils sont partie prenante des fins.
• L’organisation. Elle a l’avantage de donner une
identité, de remplir la sphère existentielle, elle rassure
car elle a une image protectrice, même si ceci reste inconscient
et non-dit. L’organisation (ou le regroupement : association, comité,
syndicat, fédération, groupe, parti, collectif, etc.) organise
la vie sociale de ses membres, elle permet de nouer des liens affectifs,
d’accéder à un certain savoir, de se sentir important, utile,
d’avoir une bonne image de soi. C’est la suite de la famille, elle donne
un ou des rôles à jouer, elle structure l’autorité,
officiellement c’est le moyen de la volonté politique. On devrait
pouvoir interroger la croyance en la nécessité de l’organisation
ou des organisations, pouvoir questionner leurs fonctionnements et ce assez
régulièrement.
• La vérité. C’est en son nom que
l’on transforme en certitudes des affirmations parfois contestables. Elle
prend souvent la forme de slogans, ceux-ci peuvent vite devenir simplistes
et réducteurs. Si on prend par exemple ceux qui énoncent
: Police partout, justice nulle part ! et Pas de justice, pas de paix !,
on s’aperçoit qu’ils ne sont pas vrais partout et pas tout le temps.
Leur validité est relative, pourtant ils sont souvent criés
comme des vérités. La solidarité qu’ils impliquent
est toujours relative à une situation, aux capacités du moment
des collectifs humains qui la mettent en œuvre, aux systèmes relationnels
qui la vivent.
Ceci amène à se poser la question
de la différence entre les valeurs et les croyances. La valeur est
vécue comme vraie, authentique et structurante, il faut alors la
voir dans son aspect quantitatif et surtout qualitatif. Les valeurs sont
toujours ou presque présentées comme positives au contraire
de croyances qui, elles, sont qualifiées de façon péjorative
et comme un signe de déraison. Avec les valeurs on se réfère
au bien de l’humanité, au bien commun. Mais il faut remarquer qu'avec
la notion de valeur, les humains s’engagent, y mettent d’eux-mêmes,
la présence d’affects chaleureux est un signe de la valeur d’un
groupe, la notion d’identité affleure vite. C’est ce que constate
l’adage populaire : Nous n’avons pas les mêmes valeurs !, ce qui
signifie à l’autre : On ne vit pas dans le même monde, sous-entendu
le mien est bon ou meilleur. Le lien avec l’existentiel est net. Quand
on arrête de militer, certaines idées ont moins de valeur,
ce qui démontre la liaison entre la vie pratique et les idées.
Car si on arrête à cause de certains comportements, à
cause de la trop grande différence entre le dire et le faire, du
coup ce sont les idées qui n’ont plus le même poids existentiel,
on n’y croit plus, elles sont dévaluées. Comme si l’imperfection
humaine vue de face et acceptée amoindrissait la valeur des idées
qui justifiaient l’engagement. Dans ce cadre il est facile de constater
que les tribus militantes organisent la vie au plan existentiel aussi.
S'il y a une exclusion, un départ, un éloignement volontaire
ou forcé, cela a des implications pratiques, des conséquences
sur les réseaux relationnels, sur l’identité. Ce phénomène
n’est peut-être pas vécu toujours consciemment pour soi, sur
le moment, mais pour la qualification que les autres ont de soi, il est
réel, ce qui peut faire retour sur soi et sur l’appréciation
de sa propre valeur. Ceci explique pourquoi, après ce genre de rupture,
il faut se reconstruire, lier de nouvelles relations, repenser ses valeurs,
imaginer sa nouvelle vie.
Un autre exemple de ce fonctionnement de croyant-e,
c’est celui qui affirme sérieusement aujourd’hui que la radicalité
ne se partage pas ! La vérité devient un bien magique que
l’on doit posséder, le partager revient à s’auto-détruire
comme révolutionnaire, ou du moins dans l’image que l’on en a.
À notre avis, le fait d’avoir des croyances
ou des valeurs n’est pas une difficulté en soi. Ce qui pose problème,
ce sont les incohérences proches du grand écart, car pour
nous il existe une liaison entre les valeurs ou les idéaux et leur
mise en œuvre. La solution la plus simple c’est d’affirmer pas l’un sans
l’autre ! et d’essayer de le vivre. L’exemple des valeurs d’égalité,
de liberté et de solidarité montre bien de quoi il s’agit.
S’il manque un terme en théorie ou en pratique il y a quelque chose
qui ne va pas. Si les faits ne suivent pas c’est une contradiction pour
l’énoncé qui se veut performatif ! La contradiction n’est
pas d’ordre logique, ni théorique, mais d’ordre humain, de l’ordre
du sens.
• La raison. La raison se sait limitée,
finie. C’est elle qui peut observer la croyance ou les croyances, les critiquer.
Mais jamais la raison n’empêche la croyance d’exister, de continuer
ou de prendre de nouvelles formes. Une des formes de la croyance assez
répandue, c’est la valorisation de la toute puissance de la raison
elle-même. Nous en concluons régulièrement que nous
devons convaincre, nos idées étant les meilleures. Alors
que nous savons qu’une partie de nos convictions et de notre engagement
sont hors de la raison. D’une part, nous ne pouvons pas tout lire, ni tout
vérifier, il est impossible d’intégrer toutes les critiques,
tout le savoir humain ou toute la culture mondiale. D’autre part, nous
savons que nous sommes faits de désir, d’affectivité, de
folie, de violence, que nous sommes traversé-es par les mythes et
la culture héritée de nos ancêtres.
Une des formes de cette croyance c’est la confiance
immodérée dans la science et ses applications. La médecine,
le progrès trouvent des solutions à tout ou presque, parfois
ils nous disent comment vivre. Avec la médecine, souvent on croit
obtenir la santé alors que, seuls, des soins peuvent nous être
apportés. Dans le contexte de la critique post-moderne, le progrès
est souvent décrit comme un mythe, c’est aussi une croyance dans
un avenir meilleur, dans une promesse. C’est un mythe parce que c’est aussi
un récit sur le passé et le sens. Mais la critique du progrès
n’est pas acquise de façon majoritaire, surtout à gauche
(extrême gauche comprise) au contraire de la critique de la religion
dans ses formes classiques qui, elle, est admise. La croyance en la liberté
sexuelle est banale, mais la critique du machisme reste exceptionnelle.
Pourtant de façon rationnelle et raisonnée, il est possible
et facile de se rendre compte de la domination du groupe des hommes sur
celui des femmes.
L’idée du devenir humain est ici en cause
puisque nous sommes dans un nouvel environnement idéologique et
face à un nouvel horizon mental : celui du relativisme et de l’individualisme
qui côtoient la toute puissance de la raison technique et l’omniprésence
de l’information spectaculaire comme sources de la connaissance humaine.
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Accepter la croyance ?
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Oui au sens où nous refusons d’asseoir l’action
politique sur des lois de l’histoire. Pour nous, l’action politique est
le résultat d’une décision, d’un engagement qui se sait limité
et en situation. Nous avons à notre disposition des appareils critiques
pour essayer de comprendre le monde et les mutations du capitalisme. Mais
reconnaître que nous croyons à l’idée libertaire n’est
pas une faiblesse, au contraire c’est une des conditions de notre force,
de notre puissance. Si nous refusons d’admettre qu’une partie de nous-mêmes
fonctionne avec de la croyance, ne sommes nous pas obligés d’admettre
que l’histoire a un sens, sens qui prédéterminerait notre
action, et qu’en conséquence nous devrions obéir à
des lois historiques. Ces lois, Marx les a décrites comme "scientifiques"
avec son "matérialisme historique". Si l’égalité et
la justice sont des choix humains, il s’agit d’une décision conventionnelle
qui n’a rien de naturel et qu’il faut réaffirmer régulièrement.
Nous croyons qu’il est possible de mettre cela en œuvre et de changer le
monde dans cette direction. On peut nommer cela un idéal, un horizon,
une idée régulatrice, une utopie. Si nous refusons de suturer
l’action politique à la science (au sens où ce sont deux
types de vérités différentes), nous devons reconnaître
que nous sommes tous et toutes des croyant-es. Si ce constat continue de
nous faire horreur, nous devrons nous habituer à rester des marxistes
honteux.
Le communisme libertaire, l’anarchie sont des croyances
que nous estimons valables et qui ne manquent pas d’arguments, mais à
un moment ou à un autre c’est un pari, une décision, un au-delà
de la raison, une foi laïque en quelque sorte, une croyance donc !
Que cette croyance ne s’appuie pas sur une transcendance extra-humaine,
c’est certain, que nous n’ayons pas de vision messianique, ni une visée
de rédemption c’est également vrai, mais c’est au minimum
une croyance dans les potentialités de l’humanité, en particulier
celle de prendre sa vie en main. La définition de ce qui est humain
ou de ce qui ne l’est pas est un questionnement que nous devons assumer,
nous serons mieux à même d’y répondre si nous savons
que nous vivons en même temps avec la raison et dans la déraison.
La croyance n’est plus une extériorité,
c’est le problème des fondements et des référents
qui est posé. Pendant longtemps, les humains ont vécu l’extériorité
de la loi fondée sur Dieu ou sur une forme de transcendance. Cette
extériorité complétait l’autorité et l’argument
d’autorité. Aujourd’hui, les humains peuvent savoir que la loi est
humaine, c’est à dire en nous, dans l’humanité et dans la
culture, dans notre histoire humaine, collective et individuelle au niveau
psychique, mental. On peut en faire l’archéologie, mais jamais trouver
son fondement, si ce n’est que, de fait, sans la loi on n’est pas humain
et que l’on ne peut pas revenir en arrière, sauf à régresser
dans la barbarie comme cela a déjà eu lieu maintes fois.
À la question D’où vient la loi ? il est possible de répondre
que c’est un résultat, une construction sociale et historique, une
convention non discutée !
La question c’est de savoir qui attribue le qualificatif
péjoratif à la croyance. La notion de valeur s’appuie sur
le débat entre le positif et le négatif, entre le bien et
le mal. Aujourd’hui, comme dans d’autres domaines, on ne peut pas dire
que ça vienne de Dieu ou de l’idée en soi, l’extériorité
est hors de propos. La loi est conventionnelle même si les humains
n’ont pas décidé de son contenu, elle est conventionnelle
au sens où sa relativité est réelle et sans fondement
transcendant, ni immanence. Nous sommes donc dans un cadre mental où
nous refusons Dieu ou les dieux, où nous refusons également
le sens de l’histoire qui inscrirait notre vie dans un schéma prédéterminé.
La place de la liberté humaine en dépend. Aujourd’hui, on
sait que l’origine est en nous, dans l’humanité et pas ailleurs.
Cette humanité est une humanité construite et transmise,
toujours à la merci de la barbarie.
Nous sommes face à nous-mêmes, face
à notre histoire humaine, à notre histoire culturelle ou
plutôt face à nos histoires culturelles et face à l’invention
de notre avenir. Si on pense qu’il est possible que cela puisse venir de
nous-mêmes et pas de l’extérieur, il nous faut accepter la
décision, la convention. De fait, c’est la croyance en l’humanité
et en ses capacités, c’est un débat sur le choix du contenu
de la loi dans une visée d’égalité et de justice.
Croire en nous-mêmes, c’est croire dans les capacités de l’humain
à dire la loi et à en définir le contenu, à
en débattre et à remettre en discussion à chaque fois
que cela est nécessaire ou demandé.
Le fait qu’il n’existe pas de fondement c’est un
acquis de l’humanité, de l’histoire de la pensée. Ce n’est
ni génétique ni transcendantal, ni immanent, c’est dans l’interdit
et la culture. Il ne reste que l’humanité en face d’elle-même,
même si nous avons beaucoup plus de questions que de réponses
! Notre tâche pourrait se résumer ainsi : du fait à
la conscience du fait pour arriver à la conscience du contenu !
C’est pour cela que j’affirme sans honte ni peurs
que nous sommes tous et toutes des croyant-es !