.
Non, je n'ai pas dit que puisque la révolution
était impossible, il ne restait qu'à se replier sur la famille.
D'abord, dans un esprit d'extrême conciliation,
j'ai endossé une des thèses récurrentes chez beaucoup
d'anars : la révolution, c'est dépassé. Cependant,
personnellement, je ne pense pas du tout que la question peut se régler
aussi facilement. J'ai endossé ce point de vue à titre d'hypothèse
de travail, et de mauvaise grâce : je suis intimement convaincue
que sans révolution, nous n'empêcherons plus rien. La situation
se dénouera d'elle-même dans les guerres et le chaos de crises
écologiques gravissimes.
.
Tisser un consensus global .
Par révolution, on entend aujourd'hui et
à gauche le renversement volontaire et inévitablement violent
du système en place, et la réalisation d'un projet de société
jusque là théorique. L'expérience nous enseigne la
défiance : 1789 a permis l'essor d'une bourgeoisie aussi monstrueuse
que la caste des seigneurs féodaux et sans doute plus meurtrière
qu'elle dans son action (pensez au 10.000.000 de Congolais exterminés
dans l'indifférence générale par les agents de Léopold
II, le roi bâtisseur). 1917 a produit une caste bureaucratique féroce
et impitoyable, qui a réduit à néant les promesses
du communisme. On peut donc comprendre que certains se refusent désormais
à envisager la révolution comme une voie praticable vers...
vers quoi ?
Vers un état où les hommes cesseraient,
franchis les murs de leur sweet home, d'être indifférents
à leurs semblables et où ils s'efforceraient ensemble de
mettre chacun en situation de vivre le plus heureusement possible en accord
avec ses propres désirs. Une situation avec laquelle la plupart
d'entre nous ont été familiarisés quand ils étaient
(petits) enfants, parce que la tendresse et la sollicitude désintéressée
sont encore les sentiments qui prédominent dans l'environnement
familial. C'est quand même ce que vous vous efforcez de donner à
vos enfants, non ? C'est parce que nous sommes légions à
l'avoir éprouvée que nous savons faire la différence
et n'acceptons pas que la loi du plus fort s'abatte sans relâche
sur les dos courbés des perdants (et pour que notre société
fonctionne, comme à la loterie, les perdants doivent constituer
une énorme majorité).
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L'œuf impénétrable
de la contradiction révolutionnaire .
C'est l'horreur de la souffrance humaine induite
par les relations sociales qui fait de nous des révolutionnaires.
Nous voilà donc devant un casse-tête
chinois : d'une part, pas d'humanité possible au sein du capitalisme
déchaîné, de l'autre l'impossible humanité d'une
révolution.
Prenons un exemple au hasard : Tobback.
Imaginons-le tombant dans un bassin rempli de crocodiles.
Il l'aurait bien mérité, soit, les crocos épouvantés
se sauveraient peut-être, bon, mais peut-on imaginer que dans un
sursaut de juste indignation, nous lui refusions la main qu'il implore
pour se sortir de ce mauvais pas ? Pour ma part, c'est non. Sensiblerie
? Pusillanimité ? C'est ce que diront à coup sûr les
rouges machos d'extrême-gauche... Je ne leur jette pas la pierre
: qui n'a éclaté de rire devant la gueule de clown que la
délégation de Clabecq avait arrangée à Zenner
? Qui n'a jubilé en contemplant de son fauteuil les combis de gendarmes
retournés par les bulls des mêmes ? Personne n'est à
l'abri de la sensiblerie et personne n'est à l'abri de la cruauté.
La maladie n'est rien, le terrain est tout, soignons
le terrain. Le seul moment où la violence ne nous transforme pas
en instrument décervelé ou en sadique, c'est quand elle est
défensive, quand elle ne vise pas la souffrance et l'extermination
d'autrui, mais notre propre survie et notre intégrité. Or,
j'en suis convaincue, à ceux qui voudront survivre, la révolution
s'imposera. Nous ne ferions l'économie d'une révolution qu'en
nous soumettant au pire, en acceptant de passer à la moulinette
sans une plainte, comme les Juifs qui en- traient dans les chambres à
gaz à la queue leu leu, en espérant jusqu'à la dernière
seconde que non, ce n'était pas possible, on était encore
entre êtres humains.
Le capitalisme a brillamment démontré
qu'il était incompatible avec la vie, il est par conséquent
inutile de perdre son temps à argumenter sur les bienfaits du communisme
: une révolution-réflexe de survie, qui ne tendrait pas à
faire disparaître les structures d'exploitation de l'homme par l'homme
et de l'économie basée sur le profit serait inutile.
D'autre part, la révolution imposée
par la violence exterminatrice de l'adversaire n'implique pas automatiquement
notre adhésion à la nécessité de cesser de
prendre en considération son humanité, mais bien à
l'obligation vitale de l'y ramener. Si demain, nous sommes appelés
à nous battre pour pouvoir survivre, il ne s'agira pas de désintégrer
une classe pour en mettre une autre à sa place, mais d'arriver à
convaincre tout le monde que les hommes font partie d'un même ensemble
et qu'ils doivent cesser de vouloir s'en extraire, en le morcelant et le
mutilant. Plus de classes. C'est ici que devraient intervenir les valeurs
de réciprocité et de sollicitude piquées à
la culture familiale : un ennemi désarmé doit cesser d'en
être un. Il doit être traité comme n'importe quel autre
membre de la communauté et ses tourments doivent être pris
en considération. C'est beaucoup demander, mais sans ça,
rien ne change.
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Au diable la morale ? .
Oui, oui, d'accord, tout ça, c'est de la
morale, mais contrairement à ce que pourraient conclure de petits
étourdis, c'est d'un manque de morale que sont mortes les révolutions
: si au cœur de l'économie, les hommes ne changent pas complètement
d'objectifs existentiels et ne transforment pas les relations qu'ils entretiennent
entre eux et avec le monde vivant, les déterminismes implacables
qui ont mis la puissance de notre cortex au service de nos instincts de
prédation ramèneront la société à ce
qu'elle s'obstine à rester contre vents et marées depuis
qu'elle s'est déchirée en classes.
Le capitalisme ultralibéral pourrait être
représenté par un monstrueux grillage vertical s'abattant
sur l'humanité et encageant les individus dans la solitude et l'impuissance
sociale. Impuissance à communiquer, à voir au dehors, à
concevoir la réalité des autres, telle qu'elle est à
l'extérieur de la bulle gonflée par les médias. Impuissance
à se rassembler.
Séparés par les barrières
sociales, nous nous escrimons à en créer d'autres, professionnelles
ou idéologiques. Nous. Nous qui prétendons souffrir de l'injustice
même quand c'est un autre qu'elle atteint. Nous qui nous croyons
animés par l'ardent désir de participer à l'avènement
d'un monde nouveau... Nous qui sommes incapables de ne pas nous laisser
gagner par un mimétisme corrupteur dont l'effet le plus immédiat
est de faire de nous les clones de ceux dont nous dénonçons
l'inhumanité.
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L'agressivité mécanique
est une connerie .
S'il faut savoir rendre les coups à ceux
qui nous en portent, il faut aussi savoir leur parler. Ça sert à
quoi de provoquer les gendarmes jusqu'à ce qu'ils reçoivent
l'ordre de se déchaîner ? D'abord et avant tout à consolider
ce que le goutte-à-goutte professionnel leur a instillé,
la violence secrétée par la frustration, l'agressivité
névrotique, le sadisme haineux. Parler aux gendarmes, les interroger
sur le rôle que l'État leur fait jouer et leur demander jusqu'où
ils sont prêts à aller pour gagner ce pain-là, introduire
le doute dans leurs âmes d'airain, ce serait peut-être plus
efficace. Et d'une certaine manière, bien plus provoquant. Leurs
gradés ne s'y tromperaient pas. À l'école, quand vous
vous adressez à des enfants comme à des animaux, ils se comportent
comme des animaux. Si vous leur parlez en égaux, il n'est pas dit
qu'ils vous le rendront, mais cela pourrait bien arriver.
Les mercenaires de la répression civile
ne sont pas unanimement con- vaincus de servir le "bon droit", il y en
a qui s'en foutent ou que ça met en joie de cogner, parce que ce
sont des tarés comme il y en a partout, et puis, il y en a que ça
tourmente. Nourrissons leurs doutes, étayons leur questionnement.
Ce qui devrait valoir pour les flics est encore
plus vrai pour les militants de formations gauchistes concurrentes, adverses,
anathémisantes et dégoulinantes de haine les unes envers
les autres. Nous devrions avoir la sagesse de ne jamais nous laisser entraîner
dans ces querelles de charretiers qui épuisent la gauche et la vident
de ses faibles forces. Tant mieux si d'autres que nous arrivent à
enfoncer des portes. Chaque fois que ça en vaut la peine, nous devrions
les soutenir, sans attendre de retour d'ascenseur, sans nous effaroucher
de leurs sarcasmes ou de leurs injures et en restant vigilants : on n'est
pas des andouilles.
Partout où c'est possible, il faut opposer
l'horizontalité de l'affectivité familiale à la verticalité
de l'establishment. En amorçant le processus, vous contribuez à
créer déja le déséquilibre indispensable au
changement.
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Une pépinière
révolutionnaire .
Les collectifs en lutte trouvent d'instinct cette
ligne de conduite entre eux : communauté poussée le plus
loin possible, soutien fraternel à ceux qui sont en peine. La difficulté,
c'est d'étendre cette attitude vers l'extérieur. Souvent,
plus grande est la cohésion d'un groupe, plus opérante est
la réciprocité entre ses membres, plus le groupe a tendance
à se refermer sur lui-même. Souvent, mais pas toujours. Pas
tout le temps. Actuellement, par exemple, se manifeste une poussée
exceptionnelle vers l'intégration des collectifs en réseaux
: le danger d'enfermement et d'épuisement a été saisi
à temps. Il s'agit donc d'ouvrir le groupe à une réciprocité
élargie.
À côté de ce qu'une telle stratégie
est capable d'apporter, aux gens et aux luttes qu'ils mènent, elle
est aussi extrêmement énergivore. Les efforts qu'il faut déployer
pour être à la fois dans l'action et dans la relation crèvent
les plus costauds.
Un danger perçu consciemment ou inconsciemment
par beaucoup et rencontré de manières bien différentes
: rien n'est plus tentant que de regonfler les militants en leur ressassant
qu'ils sont les meilleurs, que les autres sont de la merde, la preuve :
ils n'ont rien compris puisqu'ils ne pensent pas comme nous. Force est
de constater que cette thérapie vitaminée est le propre des
groupements gauchistes classiques. Les collectifs plus jeunes, en train
d'émerger, affichent peu de certitudes théoriques et beaucoup
plus de tolérance. Sans le savoir - ou en le sachant - ils sont
peut-être en train de lever une des herses qui clouent cruellement
la gauche au sol. En s'abstenant de poursuivre de manière maniaque
et obsessionnelle le triomphe d'une insoutenable pureté idéologique,
ces nouveaux groupes voient s'agrandir leurs capacités d'humanisation
et donc leur efficacité révolutionnaire réelle. Le
Collectif sans nom et le Centre social de Bruxelles en donne un merveilleux
exemple.
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Tout le monde, il est beau...? .
Les hommes sont-ils tous bons et suffirait-il de
toucher leur petit cœur de pierre pour le faire fondre comme du beurre
?
La bonté et la cruauté se développent
selon la nature et la pente du terrain : qui parmi nous n'aurait pu faire
un très présentable nazi, s'il était né dans
les années trente là où il fallait en Allemagne ?
C'est une évidence, mais pourtant pas une généralité
absolue. Allez savoir ce qui se cache sous la couenne humaine... Vladimir
Bukovski (Et le vent reprend ses tours) raconte comment, adolescent, il
avait été saisi d'horreur devant le chagrin d'un
condisciple dont il s'employait à dénoncer publiquement les
manquements à la "morale soviétique" : s'éveiller
à autrui, se voir tout d'un coup dans la peau d'un ignoble salaud
et ne pas chercher à se rendormir sur le coup, ce n'est pas donné
à tout le monde, mais ça arrive. Et ce serait plus fréquent
si justement "l'environnement socio-culturel" nous y encourageait. Ce qu'il
ne fait pas : au contraire, tout est conçu pour que depuis la naissance,
nous nous imprégnions d'un langage capable de nous interdire la
prise de conscience de ce qui est étranger aux matériaux
de l'ordre social, jusque dans ses marges les plus inconfortables. Ainsi
cet homosexuel qui m'expliquait qu'il était peut-être devenu
homosexuel parce qu'à 15 ans, il était tombé amoureux
d'un garçon. Ha-ha, diront les petits futés, La Palisse et
tutti quanti. Cette réflexion rend pourtant audible une vérité
étouffée par le coussin social : l'amour est enfant de Bohème.
On peut s'éprendre d'une femme, d'un homme, d'un regard, d'une pensée,
de quelqu'un qui est mort depuis des siècles, d'un chat, de la musique
des astres. S'éprendre, désirer éperdument le contact
et l'attention privilégiée, rechercher fébrilement
la communication et la communion... Mais dans notre belle civilisation
occidentale, la confusion est délibérément entretenue
entre amour et, non pas la sexualité, mais bien la relation sexuelle.
L'obsession productiviste, sans doute. Pour un garçon, tomber en
amour avec un autre garçon ne peut signifier pour lui qu'une chose
: sa sexualité exclut les femmes. À partir de cette soi-disant
découverte, le chemin de sa vie prendra la direction qui a reçu
l'imprimatur.
Dans une toute autre arène et c'est là
que les Romains s'empoignent présentement : ceux qui sont nés
le cul dans le beurre baratté par les puent-la-sueur ne sont pas
spécialement fabriqués pour être d'indifférents
salopards, mais une fois le pli pris, ils le sont : intoxiqués aux
privilèges et au pouvoir, ce sont des ennemis avérés,
et aussi longtemps qu'on les leur laissera - le pouvoir et les privilèges
-, ils le resteront. Il n'est peut-être pas totalement inutile de
les interpeller sur leur rôle, mais il ne faut pas espérer
que le changement viendra d'eux. Il faut leur enlever les crocs, pour la
bonne raison qu'ils nous dévorent.
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Résistance horizontale
: l'effet d'entraînement .
C'est ici que les horreurs commencent : enlever
les crocs aux brigands qui mènent la danse, elle est bien bonne.
Nous n'avons pas les armes, nous n'avons pas l'argent, nous n'avons pas
les médias, nous n'avons pas l'opinion publique...
Premier angle d'attaque : signifier clairement
que la légalité bourgeoise ne nous concerne pas. Il faut
bien entendre ce qu'on entend par ces deux termes. Le principe de droit
qui affirme l'égalité de tous les citoyens transcende l'ordre
bourgeois, il refuse une discrimination juridique selon les catégories
sociales.
C'est à travers les amendements et les arrêtés
qu'émerge le visage de l'oppression bourgeoise. Les familles révolutionnaires
en rupture avec le système doivent donc établir - et elles
sont en train de le faire - un front de refus prêt à enfreindre
systématiquement les amendements au nom des principes ; une manœuvre
en tenailles en quelque sorte : sur le terrain, on multiplie les infractions
à l'ordre établi, et sur le plan symbolique, on fait reconnaître
la légitimité de ces infractions. Gain : un effet pédagogique
inestimable, la démonstration publique que la vie doit changer -
et que c'est possible - pour être en accord avec le discours moral
dont se gargarisent les politiciens pour justifier leur rôle. C'est
la partition que sont en train de jouer, par exemple, les squats ou les
collectifs pour la gratuité des transports en commun pour les sans-emplois
: deux manifestations différentes de l'aspiration à une alternative
globale qui consisterait simplement à prendre à la lettre
les droits de l'Homme.
Un danger : nous précédant d'une
courte tête, comme souvent et grâce à nos divisions,
les ogres sont en train de changer de discours. Si nous ne mettons pas
toute notre énergie à les contrer, demain, ou aujourd'hui
même, ils feront valoir que les droits de l'Homme sont contraires
à la raison et que c'est une folie de les avoir érigés
en norme.
Difficulté technique : la répression.
Économique d'abord (sous forme d'amende, par exemple, de licenciement,
etc.). Il y a ceux qui n'ont rien et s'en foutent. Pas d'emploi, pas d'allocs,
rien à perdre. Beaucoup plus nombreux sont les autres. La recherche
doit donc porter sur la protection des identités individuelles.
La première mesure à assurer est l'effet de foule : les initiatives
prises dans les domaines cités doivent être massivement soutenues
de manière à encombrer et paralyser les dispositifs de répression.
Il faut que chaque groupe explique cette nécessité à
ses membres et en fasse une vraie religion.
La deuxième mesure est le brouillage, je
ne vais évidemment pas m'étendre là-dessus..
Les arrestations ont un caractère spectaculaire.
Certains sont d'avis qu'elles sont moins emmerdantes que la répression
économique. Il ne faut pas se leurrer : une détention de
quelques heures ou de quelques jours peut être acceptable, mais l'emprisonnement
réel, tel qu'il est risqué aujourd'hui par D'Orazio et Mara
ne fait rigoler personne. En tout état de cause, il faut préparer
une deuxième ligne de front en consolidant les structures juridiques
susceptibles de défendre ceux qui se retrouveraient derrière
les barreaux et de transformer les prétoires en forums politiques.
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Chiquet Mawet .
À suivre : Le peuple est une bombe atomique.
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