Courte biographie de
Voltairine de Cleyre
par Chris Crass
Traduits (et annotés) par Yves Coleman
pour la revue "Ni patrie ni Frontières"
(Pour rédiger ce bref résumé de la vie de Voltairine de Cleyre, Chris Crass s'est surtout servi du livre de Paul Avrich, inédit en français à ce jour. C'est pourquoi cet ouvrage est cité fréquemment dans le texte ci-dessous. Version intégrale, en anglais, disponible sur le siteinfoshop.org-anarcha-feminism).
Voltairine de Cleyre est née
le 17 novembre 1866 à Leslie, dans le Michigan. Libre-penseur, son
père admire beaucoup Voltaire, notamment sa critique de la religion,
ce qui explique le choix du prénom de sa fille. (...) Le grand-père
maternel de Voltairine avait défendu des positions abolitionnistes
et participé au «chemin de fer souterrain» (à
la filière clandestine) qui aidait les esclaves à fuir jusqu'au
Canada. Quant au père de Voltairine, lui-même, il avait émigré
de France et était un artisan socialiste et libre-penseur. (...)
Il travaille de très longues heures pour gagner un maigre salaire,
sa femme fait des travaux de couture à domicile, mais leurs enfants
sont constamment «sous-alimentés» et «très
faibles physiquement». Selon Addie, l'une des sours de Voltairine,
leur enfance misérable explique le radicalisme de Voltairine ainsi
que « sa profonde sympathie et sa compréhension pour les pauvres».
Ces difficultés matérielles contribuent également
à multiplier les points de friction entre leurs parents, qui finissent
par se séparer.
Voltairine étudie ensuite
pendant trois ans et demi dans un couvent où son père l'envoie
pour combattre sa paresse et son absence de bonnes manières. Pourquoi
cet homme anticlérical et libre-penseur a-t-pris une telle décision?
Avrich pense qu'il était exaspéré par la situation
économique dans laquelle il se trouvait et ne voulait pas que Voltairine
connaisse la pauvreté. Il espérait que la formation acquise
au couvent aiderait sa fille à se défendre dans la vie.
Cette expérience va
influencer toute l'existence de Voltairine. Si elle apprit beaucoup de
choses, notamment à parler français et à jouer du
piano, ce séjour dans une institution catholique poussa aussi son
esprit rebelle dans une direction anti-autoritaire.
Dans son essai «Comment
je devins anarchiste», elle explique l'impact et l'influence durables
du couvent sur sa pensée. «J'ai réussi finalement à
en sortir et j'étais une libre-penseuse lorsque j'en suis partie,
trois ans plus tard, même si, dans ma solitude, je n'avais jamais
lu un seul livre ni entendu une seule parole qui m'ait aidé. J'ai
traversé la Vallée de l'Ombre de la Mort, et mon âme
porte encore de blanches cicatrices, là où l'Ignorance et
la Superstition m'ont brûlé de leur feu infernal, durant cette
sinistre période de ma vie. (...) A côté de la bataille
de ma jeunesse, tous les autres combats que j'ai dû mener ont été
faciles, car, quelles que soient les circonstances extérieures,
je n'obéis désormais plus qu'à ma seule volonté
intérieure. Je ne dois prêter allégeance à personne
et ne le ferai jamais plus; je me dirige lentement vers un seul but: la
connaissance, l'affirmation de ma propre liberté, avec toutes les
responsabilités qui en découlent. Telle est, j'en suis convaincue,
la raison essentielle de mon attirance pour l'anarchisme.»
La libre-pensée
Dès qu'elle quitte le
couvent, Voltairine se met à donner des cours particuliers de musique,
de français, d'écriture et de calligraphie, activité
qui lui permit de gagner son pain jusqu'à sa mort. Voltairine commence
parallèlement une carrière de conférencière
et d'écrivaine. Voulant se débarrasser des influences autoritaires
de l'Eglise sur sa formation intellectuelle, elle se lance avec ferveur
dans le mouvement pour la libre-pensée, en pleine croissance à
l'époque. Selon l'auteure féministe Wendy McElroy ce courant
«anticlérical, antichrétien, voulait obtenir la séparation
de l'Eglise et de l'Etat afin que les questions religieuses dépendent
seulement de la conscience et de la faculté de raisonner de chaque
individu ». Comme l'explique Avrich, «(...) anarchistes et
libres-penseurs eurent toujours beaucoup d'affinités car ils partageaient
un point de vue anti-autoritaire et une tradition commune de radicalisme
laïciste.» C'est à travers son engagement pour la libre-pensée
que Voltairine découvrit l'anarchisme - évolution classique
à l'époque pour beaucoup de libertaires, en tout cas ceux
qui étaient nés aux Etats-Unis.
En 1886, Voltairine commence
à écrire pour un hebdomadaire libre-penseur The Progressive
Ageet en devient rapidement la rédactrice en chef. A l'époque
elle donne des conférences dans la région de Grand Rapids,
Michigan, où elle vit, et dans d'autres villes de cet Etat. Elle
traite de sujets comme la religion, Thomas Paine (1), Mary Wollstonecraft
(2) (qui était l'une de ses héroïnes) et la libre-pensée.
Voltairine prend la parole à Chicago, Philadelphie et Boston. Elle
participe aussi fréquemment à des tournées de conférences
organisées par l'American Secular Society (Association laïciste
américaine) à travers tout l'Ohio et la Pennsylvanie. Elle
s'adresse à des groupes rationalistes, des clubs libéraux
et des associations de libres-penseurs. Sa réputation d'oratrice
grandit et ses auditeurs trouvent ses conférences «riches
et originales» comme l'écrivit Emma Goldman. Elle envoie aussi
des articles et des poèmes aux principales publications laïcistes
du pays.
En décembre 1887, Voltairine
commence à s'intéresser aux questions économiques
et politiques, après avoir écouté une conférence
sur le socialisme présentée par Clarence Darrow (3). Écrivant
un article à ce sujet dans The Truth Seeker,elle remarque: «C'était
la première fois que j'entendais parler d'un plan d'amélioration
de la condition ouvrière qui explique le cours de l'évolution
économique. Je me suis précipité vers ces théories
comme quelqu'un qui s'échapperait en courant de l'obscurité
pour trouver la lumière.» Quelques semaines plus tard, Voltairine
se déclare socialiste. Elle est attirée par le message anticapitaliste
de ce courant et son appel à la lutte de la classe ouvrière
contre l'ordre économique dominant. Cependant, comme l'explique
Emma Goldman, son «amour inné de la liberté ne pouvait
se concilier avec les conceptions étatistes du socialisme».
Voltairine se trouve obligée de défendre le socialisme dans
des débats avec les anarchistes, à un moment décisif
pour l'histoire de ce courant. En effet, le 11 novembre 1887, quatre anarchistes
sont pendus par l'Etat d'Illinois. Ils passeront à la postérité
sous le nom des «martyrs de Haymarket». Leur emprisonnement,
leur procès grotesque et leur exécution déclenchent
un vaste mouvement de solidarité dans le monde entier (...)
« Qu'on les pende ! »
En mai 1886, lorsque Voltairine
entend parler pour la première fois de l'arrestation des anarchistes
de Chicago, elle s'exclame: «Qu'on les pende!» Elle se trouve
momentanément emportée par la vague d'hostilité contre
les anarchistes, les syndicats et les immigrés qui se répand
dans le pays. En effet, la presse entame une violente campagne à
partir du 5 mai, le jour suivant la tragédie de Haymarket. Rappelons
l'enchaînement des faits.
Le 1er mai 1886, une grève
générale éclate dans les principales villes des États-Unis.
Des centaines de milliers d'ouvriers manifestent dans les rues en exigeant
la mise en application immédiate de la journée de 8 heures.
Le combat pour la réduction du temps de travail a pris de l'ampleur
depuis quelques années dans les principaux centres industriels du
pays. Chicago est à l'avant-garde de ce mouvement, que les anarchistes
dirigent et organisent dans cette ville. La presse bourgeoise les dénonce
constamment et les patrons craignent le pouvoir croissant des organisations
ouvrières. Le 3 mai 1886, la police de Chicago ouvre le feu sur
des grévistes, tuant et blessant plusieurs personnes. Les anarchistes
appellent alors à un rassemblement de protestation le lendemain.
Le 4 mai, un meeting se tient à Haymarket Square où plusieurs
centaines d'ouvriers viennent écouter des syndicalistes radicaux.
La police encercle le rassemblement et le déclare illégal.
Les flics chargent les travailleurs mais tout à coup quelqu'un,
du côté des manifestants, lance une bombe qui tue un officier
de police et en blesse plusieurs autres. Les flics organisent immédiatement
une série de descentes et de perquisitions dans les domiciles et
les locaux des anarchistes, arrêtant et interrogeant des centaines
de sympathisants. Huit hommes sont jugés responsables de l'attentat
et déclarés coupables de meurtre, même si certains
d'entre eux n'étaient même pas présents sur les lieux.
(...) Deux militants sont condamnés à perpétuité,
un troisième à 15 ans, un quatrième se suicide parce
qu'il dénie à l'Etat le droit de lui ôter la vie, et
les quatre derniers sont pendus le 11 novembre 1887.
Voltairine regrette rapidement
sa réaction initiale et, peu après l'exécution des
martyrs de Haymarket, elle se convertit à l'anarchisme. (...). L'anniversaire
de l'exécution des martyrs de Haymarket devient une date importante
pour le mouvement ouvrier international, et articulièrement aux
Etats-Unis. Les cérémonies organisées à cette
occasion sont aussi l'occasion de se compter et de donner une nouvelle
impulsion au combat contre l'exploitation. (...) Beaucoup d'auditeurs trouvent
les discours de Voltairine particulièrement passionnés et
stimulants. Elle prend la parole aux côtés d'autres anarchistes
célèbres comme Emma Goldman, Alexander Berkman et Lucy Parsons,
l'épouse d'un des martyrs de Haymarket, Albert Parsons, et l'une
des organisatrices les plus infatigables du mouvement (...). Chaque année,
Voltairine participe à ces manifestations, même lorsqu'elle
est profondément déprimée ou malade car elle y puise
de l'inspiration et du courage. (...)
«L'année 1888
marque un tournant dans la vie de Voltairine de Cleyre, explique Avrich.
C'est l'année où elle devient anarchiste et écrit
ses premiers essais anarchistes, mais aussi l'année où, pendant
une tournée de conférences, elle rencontre les trois hommes
qui vont jouer un rôle important dans sa vie: T. Hamilton Garside,
dont elle tomba passionnément amoureuse; James B. Elliott, dont
elle eut un enfant; et Dyer D. Lum, avec lequel elle entretint une relation
intellectuelle, morale et physique, qui fut plus importante que celles
avec Garside et Elliott, mais qui se termina, comme les autres, par une
tragédie.»
Trois échecs
Garside donnait lui aussi des
conférences sur la lutte sociale et lorsque Voltairine tombe amoureuse
de lui, elle n'a que 21 ans. Il rompt rapidement avec elle et ce rejet
la frappe cruellement, comme en témoignent nombre de ses poèmes
de l'époque. Cette première expérience négative
la plonge dans une grave dépression, avivant sa sensation d'isolement,
mais stimulant aussi sa réflexion féministe sur les relations
entre les sexes et la façon dont la société réduit
les femmes à un simple rôle d'objets sexuels.
La relation de Dyer Lum avec
Voltairine fut d'un tout autre ordre car elle influença profondément
son évolution politique et qu'ils construisirent une amitié
«indéfectible», selon Avrich. Lum avait vingt-sept ans
de plus que la jeune femme et une grande expérience politique. Il
avait appartenu au mouvement abolitionniste et s'était porté
volontaire pour se battre pendant la Guerre de Sécession afin d'«en
finir avec l'esclavage». Il connaissait bien la plupart des martyrs
de Haymarket et avait milité avec eux. C'était un auteur
prolifique et ils écrivirent à quatre mains un long roman
social et philosophique, qui ne fut jamais publié et que l'on a
malheureusement perdu. Ils menèrent aussi un travail de réflexion
politique en commun. A l'époque, des débats très violents
opposaient les différentes tendances idéologiques du mouvement
anarchiste (...). Voltairine et Dyer Lum écrivirent de nombreux
articles pour les publications de ces divers courants et avancèrent
l'idée d'un«anarchisme sans adjectifs» (4). (...) Dans
l'un des essais les plus connus de Voltairine («L'anarchisme»),
elle défend l'idée d'une plus grande tolérance dans
le mouvement anarchiste, (...) étendant cette tolérance jusqu'à
l'anarchiste chrétien Tolstoi et d'autres penseurs très critiqués
par les athées du mouvement. (...)
Si les idées de Voltairine
de Cleyre et Dyer Lum convergeaient sur de nombreux points, Avrich souligne
qu'ils avaient aussi des divergences importantes, notamment en ce qui concerne
«la position des femmes dans la société actuelle et
ce qu'elle devrait être». A ce sujet, Voltairine prend une
«position plus tranchée» que Lum. Ils n'ont pas non
plus le même avis sur les moyens de changer la société.
Lum pense que la révolution provoquera inévitablement une
lutte violente entre la classe ouvrière et la classe patronale,
conviction qu'il tire notamment de la Guerre de Sécession et des
effets qu'elle eut sur l'abolition de l'esclavage. Voltairine penche plutôt
pour la non-violence mais comprend ceux qui ont recours à d'autres
méthodes. Elle désapprouve les différents assassinats
commis par des anarchistes au tournant du XXe siècle mais cherche
toujours à en expliquer les raisons. Lorsque le président
McKinley fut abattu par Leon Czolgosz, elle déclara que la violence
du capitalisme et l'inégalité économique poussaient
les gens à utiliser la violence.
Trois balles dans le corps
Les opinions non-violentes de Voltairine et sa compréhension pour ceux qui utilisent la violence
vont être brutalement mises à l'épreuve à la
fin de l'année 1902. Comme nous l'avons déjà dit,
Voltairine gagnait sa vie en donnant des cours particuliers. Elle enseignait
surtout l'anglais à des familles et des ouvriers juifs pour lesquelles
elle avait le plus grand respect et avec lesquels elle travaillait fréquemment.
Un jour, l'un de ses anciens élèves, Herman Helcher, l'attend
dans la rue et tente de l'assassiner. Il lui tire une balle dans la poitrine,
puis, lorsqu'elle s'effondre, deux autres balles dans le dos. Elle réussit
pourtant à se relever et à marcher encore plusieurs dizaines
de mètres avant qu'un médecin, qui heureusement passait par
là, vienne à son secours et appelle une ambulance. Elle est
dans un état critique et l'on craint pour sa vie. Mais quelques
jours plus tard, elle commence à récupérer et sa condition
se stabilise. Ce qu'elle fait ensuite scandalise ou met en colère
nombre de ses concitoyens, mais lui vaut, à long terme, le respect
de pas mal de gens. Convaincue que le capitalisme et l'autoritarisme corrompent
les êtres humains et les poussent à utiliser la violence,
elle réagit, face à cette tentative d'assassinat, conformément
à ses convictions. Voltairine refuse d'identifier Helcher comme
son agresseur et de déposer la moindre plainte contre lui. En cela,
elle «respectait les enseignements de Tolstoi, qui prônait
de rendre un bien pour un mal» (Paul Avrich). Elle écrit ensuite
une lettre qui sera publiée par le principal quotidien de Philadelphie,
ville où elle habite à l'époque. «Le jeune homme
qui, selon certains, m'a tiré dessus est fou. Le fait qu'il ne mange
pas à sa faim et n'ait pas un travail sain l'a rendu ainsi. Il devrait
être placé dans un asile psychiatrique. Ce serait une offense
à la civilisation de l'envoyer en prison pour un acte commandé
par un cerveau malade.»
«Je n'éprouve aucun ressentiment contre cet individu. Si la société permettait
à chaque homme, chaque femme et chaque enfant de mener une vie normale,
il n'y aurait pas de violence dans ce monde. Je suis remplie d'horreur
quand je pense que des actes brutaux sont commis au nom de l'Etat. Chaque
acte de violence trouve son écho dans un autre acte de violence.
La matraque du policier fait naître de nouveaux criminels.»
«Contrairement à
ce que croient la plupart des gens, l'anarchisme souhaite la " paix sur
la terre pour les hommes de bonne volonté". Les actes de violence
commis au nom de l'anarchie sont le fait d'hommes et de femmes qui ont
oublié d'être des philosophes - des professeurs du peuple
- parce que leurs souffrances physiques et mentales les poussent au désespoir.»
Après sa convalescence,
Voltairine entame une série de conférences sur «Le
crime et sa répression», la réforme des prisons et
leur suppression. Elle continue à se battre pour que la justice
soit clémente envers Helcher. Selon Avrich, «les propos de
Voltairine de Cleyre sont largement évoqués dans la presse
de Philadelphie». Les journaux locaux, qui avaient violemment critiqué
l'anarchisme, adoucissent leur ton lorsqu'ils parlent de Voltairine et
elle devient une sorte de célébrité car son attitude
lui vaut même l'admiration de certains de ses plus farouches adversaires.
La relation entre Voltairine
et Dyer Lum se termine au bout de cinq ans lorsqu'il se suicide en 1893,
au terme d'une grave dépression. Voltairine, elle-même, se
trouva au bord du suicide plusieurs fois, suite à de profondes dépressions
et à ses maladies. (...)
Le troisième homme important
dans la vie de Voltairine se nommait James B. Elliott et elle le rencontra
en 1888. Il militait dans le mouvement pour la libre-pensée et tous
deux firent connaissance lorsque la Friendship Liberal League (5) invita
Voltairine à venir parler à ses membres à Philadelphie.
Voltairine vécut dans cette ville pendant plus de vingt ans, entre
1889 et 1910. Sa relation avec Elliott ne dure pas longtemps, mais elle
se retrouve enceinte de lui et met au monde, le 12 juin 1890, le petit
Harry de Cleyre. Harry allait être son seul enfant. Elle n'avait
aucune intention d'être mère et ne voulait pas élever
d'enfants. Selon Avrich, «physiquement, émotionnellement et
financièrement, elle ne se sentait pas capable de faire face aux
responsabilités de la maternité». Harry fut élevé
par son père à Philadelphie. Si Harry et Voltairine eurent
peu de contacts, Harry aima, respecta et admira toujours sa mère.
D'ailleurs il prit son nom, et non celui de son père, et appela
sa première fille Voltairine. (...)
Une militante infatigable
A Philadelphie, Voltairine
est très active dans divers domaines. Pour les femmes de la Ladies
Liberal League, organisation de libres-penseuses dont elle a été
l'une des fondatrices en 1892, elle met au point un programme de conférences
sur des thèmes comme la sexualité, les interdits, la criminalité,
le socialisme et l'anarchisme. Elle participe aussi à la création
du Club de la science sociale, un groupe anarchiste de discussion et de
lecture. (...) Elle organise des réunions publiques qui attirent
des centaines d'auditeurs désireux d'écouter des anarchistes
et des syndicalistes radicaux qui viennent des quatre coins du pays. Elle
collecte des fonds, s'occupe de la distribution de brochures et de livres,
et se consacre à bien d'autres tâches pratiques. En 1905,
Voltairine et plusieurs de ses amies anarchistes (notamment Natasha Notkin
(6), Perle McLeod (7) et Mary Hansen), ouvrent la Bibliothèque révolutionnaire,
qui prête des ouvrages radicaux aux ouvriers pour une somme modique
et est ouverte à des heures convenant aux salariés.
Voltairine de Cleyre voyage
deux fois en Europe durant cette période. Pour ses activités
de conférencière, elle avait parcouru les Etats-Unis de nombreuses
fois, et en tant qu'organisatrice elle s'était occupée d'héberger
des orateurs étrangers, ce qui lui avait permis de connaître
de nombreux révolutionnaires européens. Invitée par
les anarchistes anglais, elle se rend en Europe où elle donne des
dizaines de conférences sur des sujets comme l'«histoire de
l'anarchisme aux États-Unis», «l'anarchisme et l'économie»,
la «question des femmes» ou «l'anarchisme et la question
syndicale». (...) En Angleterre, elle rencontre des camarades russes,
espagnols et français, et noue bien sûr de nombreux contacts
et amitiés avec des anarchistes britanniques. A son retour aux Etats-Unis
elle commence à écrire une rubrique intitulée «AmericanNotes»
pour Freedom,un journal anarchiste de Londres (8). Elle entreprend aussi
de traduire en anglais un livre de l'anarchiste français Jean Grave
(9).
Durant toute sa vie, elle traduisit
de nombreux poèmes et articles du yiddish en anglais, et traduisit
aussi de l'espagnol L'Ecole moderne,un livre de Francisco Ferrer (10) qui
contribua à la création et l'essor de ce mouvement pédagogique
aux États-Unis. Au début du XXe siècle, des dizaines
d'écoles se créèrent pour mettre en pratique les méthodes
d'éducation anarchiste et d'apprentissage collectif.
Entre 1890 et 1910, Voltairine
est l'une des anarchistes les plus populaires et respectées aux
Etats-Unis, et dans le mouvement anarchiste international. Ses écrits
sont traduits en danois, suédois, italien, russe, yiddish, chinois,
allemand, tchèque et espagnol. Elle est aussi l'une des féministes
les plus radicales de son époque, et contribue, avec d'autres femmes
anarchistes, à faire progresser la dite «question féminine».
En 1895, dans une conférence aux femmes de la Ligue libérale,
elle déclare: «(la question sexuelle) est plus importante
pour nous que n'importe quelle autre, à cause de l'interdit qui
pèse sur nous, de ses conséquences immédiates sur
notre vie quotidienne, du mystère incroyable de la sexualité
et des terribles conséquences de notre ignorance à ce sujet»
(...). Toute sa vie, Voltairine a combattu le système de la domination
masculine. Selon Avrich, «une grande part de sa révolte provenait
de ses expériences personnelles, de la façon dont la traitèrent
la plupart des hommes qui partagèrent sa vie . et qui la traitèrent
comme un objet sexuel, une reproductrice ou une domestique.»(...)
Voltairine et Emma
Il existe de nombreuses similitudes entre Emma Goldman et Voltairine de Cleyre. Toutes deux ont été
fortement influencées par l'exécution des martyrs de Haymarket,
ont beaucoup voyagé pour donner des conférences et organiser
des réunions, et ont beaucoup écrit pour des journaux révolutionnaires.
Elles ont également combattu pour la libération des femmes
dans la société et dans les rangs du mouvement anarchiste.
Comme le remarque Sharon Presley:
«Voltairine de Cleyre et Emma Goldman eurent des expériences
très semblables avec les hommes car leurs amants avaient, ce qui
n'était guère étonnant à l'époque, des
conceptions très traditionnelles en matière de rôles
sexuels. Mais si les deux femmes partageaient les mêmes idées
politiques et les mêmes passions dans de nombreux domaines, elles
ne furent jamais amies.» (...)
Néanmoins, Voltairine
et Emma surent mettre de côté leurs différends personnels
à plusieurs occasions et se soutenir mutuellement. Emma vint à
l'aide de Voltairine lorsque celle-ci fut gravement malade et Voltairine
défendit publiquement Emma lorsqu'elle fut systématiquement
arrêtée chaque fois qu'elle prenait la parole dans des réunions
de chômeurs pendant la crise économique de 1908. A cette occasion
Voltairine de Cleyre écrivit un essai intitulé «En
défense d'Emma Goldman et de la liberté de parole».
Lorsque Emma Goldman créa le journal Mother Earth,Voltairine devint
aussitôt une fidèle collaboratrice et une ardente supporter.
Après la mort de Voltairine, Mother Earthconsacra un numéro
spécial à la vie et à l'ouvre de Voltairine et, deux
ans plus tard, en 1914, Emma Goldman et Alexander Berkman publièrent
un recueil de textes de Voltairine de Cleyre, qu'ils présentèrent
comme « un arsenal de connaissances indispensables pour l'apprenti
et le soldat de la liberté».
La révolution mexicaine
Gravement dépressive
et malade, Voltairine déménage à Chicago en 1910.
Elle continue à écrire et donner des conférences,
mais elle ne se départ pas d'un certain pessimisme historique et
éprouve des doutes sur la valeur de sa propre contribution à
la lutte pour la libération de l'humanité.
«Au printemps 1911, à
un moment où elle est plongée dans un profond désespoir,
Voltairine reprend courage grâce à la révolution qui
éclate au Mexique et surtout grâce à l'action de Ricardo
Flores Magon (11), l'anarchiste mexicain le plus important de l'époque»,
écrit Avrich. Voltairine et ses camarades rassemblent des fonds
pour aider la révolution et commencent à donner des conférences
pour expliquer ce qui se passe et l'importance de la solidarité
internationale.
Flores Magon éditait
le journal anarchiste Regeneracion, populaire non seulement au Mexique
mais aussi dans les communautés mexicaines-américaines dans
tout le Sud-Ouest des États-Unis. Voltairine devient la correspondante
et la distributrice de ce périodique à Chicago et participe
à la création d'un comité de soutien pour récolter
des fonds et développer la solidarité.
Au cours de la dernière
année de sa vie elle écrit son remarquable essai sur l'action
directe et soutint les syndicalistes des IWW. Sa santé s'affaiblit
considérablement et elle meurt le 20 juin 1812. Deux mille personnes
assistent à ses funérailles au cimetière de Waldheim,
où elle est enterrée à proximité des martyrs
de Haymarket.
Chris Crass (San Francisco)
Notes du traducteur
1.Thomas Paine(1737-1808). Journaliste et pamphlétaire britannique, il prit parti d'abord pour l'indépendance des colonies britanniques, lorsqu'il émigra en Amérique, puis pour la Révolution française. Député du Pas-de-Calais en 1792, il refuse de voter la condamnation à mort de Louis XVI. Il est emprisonné sous la Terreur et libéré après le 9-Thermidor. Sa critique des gouvernements établis et de l'Eglise, son plaidoyer pour la République, en font l'un des pionniers de la libre-pensée, même s'il n'était pas athée. Principaux ouvrages: Théorie et pratique des droits de l'homme, Le Sens commun, Le Siècle de la raison.
2. Mary Wollstonecraft (1759-1797). Ecrivaine britannique qui défendit dans ses écrits la Révolution française et l'égalité pour les femmes. Epouse de l'anarchiste communiste William Godwin et mère de la future Mary Shelley. En français: Défense des droits de la femme,trad. M.T. Cachin, Payot.
3. Clarence Darrow (1857-1938). Avocat et orateur. Il défendit les anarchistes de Haymarket puis des socialistes ou des syndicalistes comme Eugene Debs ou «Big Bill» Haywood.
4. Autrement dit, sans étiquettes. Cf. «Traditions américaines et défi anarchiste»de Chris Crass,
5. A l'époque le mot anglais liberalsignifiait agnostique, sceptique, rationaliste voire athée !
6. Natasha Notkin, militante révolutionnaire russe.
7. Perle McLeod (1861-1915), militante anarchiste d'origine écossaise qui aida beaucoup Voltairine après la tentative d'assassinat dont cette dernière fut victime. Elle déclara à un journaliste: «Nous sommes pour tuer le système, pas les hommes. Rien ne sert de tuer les présidents ou les rois. Ce qu'il nous faut liquider, ce sont les systèmes sociaux qui rendent possible l'existence des présidents et des rois.»
8. Freedom,Fondé en 1886, ce journal existe toujours et paraît tous les 15 jours.
9. Jean Grave (1854-1939). Cordonnier, autodidacte, il dirigea plusieurs journaux anarchistes (Le Révolté, La Révolteet Les Temps nouveaux)et vulgarisa les thèses de Kropotkine. Interventionniste pendant la Première Guerre mondiale, il continua à militer après 1918, malgré l'hostilité dont il était l'objet chez ses camarades antimilitaristes. Quelques titres parmi des dizaines: Le Machinisme, L'Individu et la société, La Colonisation, La Conquête des pouvoirs publics, La Société future, La Société mourante et l'anarchie, Le Mouvement libertaire sous la Troisième République,etc.
10. Francisco Ferrer (1859-1909). Pédagogue et anarchiste espagnol. Fusillé pour avoir «inspiré idéologiquement» l'insurrection de 1909 contre l'expédition militaire espagnole au Maroc. Son innocence fut reconnue trois ans plus tard.
11. Ricardo Flores Magon (1873-1922). Journaliste, il lutte contre la dictature de Porfirio Diaz et fonde le Parti libéral mexicain en 1905. Il évolue vers l'anarchisme après 1908. Emprisonné aux Etats-Unis en 1905, 1907, et 1912 pour son action militante, il est finalement condamné en 1918 à vingt ans de prison, en vertu d'une loi sur l'espionnage (!) et meurt dans le terrible pénitencier de Leavenworth. En français: Propos d'un agitateur,trad. M. Velasquez, 1993, L'Insomniaque.
Portraits anarchistes